Les quatre lettres de Gaza suscitent partout l’émotion et la passion. Sur les 360 kilomètres carrés de ce territoire coincé entre la Méditerranée, Israël et l’Égypte, un million et demi de personnes [aujourd’hui 2,3 millions] vivent au jour le jour, dans ce qui a pu être qualifié de « plus grande prison à ciel ouvert du monde ». Le retrait israélien de septembre 2005 a certes mis fin à trente-huit années d’occupation physique, avec le démantèlement des colonies qui accaparaient le quart de cet étroit espace. Mais Gaza est demeurée ostracisée, « bouclée », puis assiégée, tandis que les rivalités entre factions palestiniennes s’y exacerbaient.

Une véritable guerre civile y a opposé en juin 2007 les partisans du Fatah et du Hamas, tournant à l’avantage de celui-ci. Une alternative islamiste se consolide depuis à Gaza, tranchant avec l’option négociatrice de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. L’offensive lancée par l’armée israélienne dans les derniers jours de 2008 n’a pas fait vaciller le pouvoir du Hamas, malgré l’intensité des bombardements où périt près d’un habitant de Gaza sur mille. Jamais ce territoire n’avait connu une telle destruction, dont les rigueurs du blocus n’ont pas permis d’effacer les séquelles.

Face à une réalité aussi accablante, seule la perspective historique offre la possibilité de dépasser la stupeur et la sidération, l’horreur et l’effroi, la rancœur et la haine. Car la « bande de Gaza » n’est pas un produit de la géographie, mais de l’histoire, l’histoire tourmentée et tragique d’un territoire où la majorité de la population s’est réfugiée pour échapper à d’autres tourments et d’autres tragédies. Gaza s’est refermée sur ceux qui y ont fui, elle s’est imposée à leurs enfants qui y naissent et à tous ceux qui rêvent d’en sortir. Cette « bande » est un territoire par défaut dont n’ont voulu ni Israël ni l’Égypte, et où le nationalisme palestinien s’est développé en vase clos.

Cet espace improbable, dépourvu d’enjeu symbolique, s’est transformé en creuset des fedayines, puis de l’intifada. La « révolte des pierres » a débouché sur la reconnaissance mutuelle entre Israël et l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), acte fondateur d’une paix qui est malheureusement restée au stade de « processus ». L’autorité palestinienne et les travaillistes israéliens avaient alors projeté de transformer Gaza en Hong-Kong du Moyen-orient. Tout cela paraît si lointain, tellement inaccessible, alors que ce fut si proche, semblant si réaliste et bien chiffré. C’est pourquoi il faut renouer le fil de l’histoire afin de rouvrir, au-delà des ruines et du deuil, un horizon d’avenir. Pour Gaza et pour nous tous, car c’est un peu du destin de notre monde qui se joue symboliquement sur cette bande de terre.

 

Historiquement, un paradis méditerranéen

Les voyageurs qui découvrent Gaza au fil des siècles sont frappés par la richesse de sa végétation et la diversité de son agriculture, servies par une nappe phréatique généreuse et la douceur de son climat. La « vallée de Gaza » (Wadi Ghazza), qui débouche dans la mer au sud de la ville actuelle, est un sanctuaire apprécié des oiseaux migrateurs et des petits fauves. Cette oasis côtière attire de loin les regards des marins ; sa fraîcheur et ses ombrages tranchent avec les pistes poussiéreuses qui conduisent au Néguev. Le littoral du Levant se conclut à Gaza, dernier havre avant le désert inhospitalier. Le contrôle de Gaza devient ainsi un enjeu crucial de la rivalité entre les pouvoirs qui s’établissent dans la vallée du Nil et au Moyen-Orient. Car il est impossible de conquérir l’Égypte à partir de la Méditerranée orientale sans s’appuyer sur Gaza, qui se transforme en retour en tête de pont indispensable pour toute invasion du Levant au travers du Sinaï. Au fil des siècles, Gaza se retrouve au cœur de ces mouvements de balancier qui la font passer d’un empire à l’autre. La population sémitique qui l’habite est, dans le livre biblique de la Genèse, associée à Canaan, dont Gaza constitue la frontière méridionale.

 

Un immense camp de réfugiés

La bande de Gaza n’existe que par la volonté d’Israël, qui y a refoulé les vagues d’expulsés de 1948 et en a façonné par la guerre les étroites frontières. Ben Gourion [le fondateur de l’État d’Israël], toujours visionnaire, avait très tôt compris le risque d’une telle concentration de réfugiés au nord-ouest du Néguev. Car l’obstacle naturel du Sinaï a empêché que se produise à Gaza un phénomène comparable à celui ayant eu lieu dans les pays voisins, qui ont vu se créer puis s’étendre des camps de réfugiés autour d’Amman, de Beyrouth et de Damas. La bande de Gaza était devenue, au moins pour les deux tiers de sa population, un immense camp de réfugiés. Ben Gourion avait songé à absorber ce problème avec son offre d’annexion de Gaza, mais elle avait été enterrée dès 1949 au cours de la conférence de Lausanne. Le territoire se transforma en abcès de fixation du front méridional, c’est là qu’Israël infligea des raids d’intimidation, des bombardements indiscriminés, puis, en 1956, une répression sanglante. Mais Gaza dut être évacuée sous la pression internationale, en 1957, et Ben Gourion fut alors d’avis de miser par défaut sur la main de fer de Nasser, qui garantit un calme effectif jusqu’en 1967.

 

 

La naissance du Hamas

Le 14 décembre 1987, les Frères musulmans de Gaza lancent enfin un appel à la lutte contre l’occupation. Même si ce texte sera présenté rétrospectivement comme l’acte fondateur du Hamas, ce terme n’y est pas encore utilisé. Hamas signifie « zèle », « enthousiasme », « ferveur », voire « exaltation ». Mais c’est surtout l’acronyme arabe du « Mouvement de la résistance islamique » (harakat al-muqâwama al-isla- miyya), au nom de qui est exaltée « l’intifada de notre peuple ». Ce choix de la résistance avait été fait par les dissidents des Frères musulmans qui sont partis fonder le Fatah en 1959. L’autorité du cheikh Yassine parvient en 1987 à transformer le Mujamma en Hamas, opérant une rupture idéologique qui épargne une fracture organisationnelle. (…)

Constitué par dissidence de la branche palestinienne des Frères musulmans jordaniens, le mouvement de cheikh Yassine a revendiqué sa filiation avec Hassan al-Banna et la confrérie islamiste, deux mois plus tard. Le 18 août 1988, il va plus loin en se dotant d’une « charte » destinée à concurrencer celle de l’OLP. Le Hamas oppose sa vision de la « Palestine islamique» à la « laïcité » de l’OLP.

Alors que la charte de l’OLP a été adoptée par le Conseil national palestinien (CNP) en 1964, puis amendée en 1969, celle du Hamas est imposée par son chef et fondateur au reste du mouvement qui, dans la tradition des Frères musulmans, l’accepte sans contestation. Cette charte est d’ailleurs représentative de la vision eschatologique des militants islamistes, pour qui le combat avec « les Juifs » est inexpiable, la victoire divine étant assurée. Ce texte est aussi imprégné d’une mentalité conspirationniste, ou le sionisme international a partie liée avec la franc-maçonnerie pour mieux manipuler « la révolution française, la révolution communiste et la plupart des révolutions ». (…) Cette rhétorique paranoïaque vise surtout à exalter la « pureté » du Hamas face aux compromissions dont est accusée l’OLP.

 

Le « dé-développement » de Gaza

Les dirigeants politiques et les commentateurs extérieurs comparent souvent la bande de Gaza à une « prison à ciel ouvert ». Une autre métaphore fréquente souligne que ce territoire et sa population survivent « sous perfusion » de l’aide internationale. Cette situation dramatique de vulnérabilité permanente n’est pas le fruit d’une quelconque fatalité structurelle, mais le produit d’une histoire de violence et de subordination. L’occupation de 1967 avait certes ouvert le marché du travail israélien à la population active de Gaza, mais ce débouché l’avait rendue fondamentalement dépendante, alors même que le territoire enclavé devenait un marché captif pour l’industrie israélienne, neutralisant la concurrence potentielle d’entreprises locales. L’exportation agricole, source majeure de revenus pour Gaza depuis l’Antiquité, était progressivement devenue le privilège des colonies israéliennes, qui s’étaient spécialisées dans les cultures intensives sous serre.

Cet approfondissement de la dépendance a été décrit par l’expression de « dé-développement », en ce sens qu’il a sapé les bases propres d’un développement authentique de la bande de Gaza. Les zones industrielles, lancées à la faveur du processus de paix, sont toutes adossées à la frontière israélienne et à ses contraintes entrepreneuriales. Le projet de port de Gaza n’a jamais vu le jour, et l’aéroport de Gaza a fonctionné durant moins de deux ans, en 1998-2000, au profit d’une élite cooptée. Les bouclages de plus en plus sévères et prolongés de la bande de Gaza ont accentué les fragilités et les dysfonctionnements. La population, très éprouvée par la première intifada, n’a pas vu son quotidien s’améliorer avec l’établissement de l’Autorité palestinienne. À bien des égards, le « processus de paix » tant célébré a été vécu dans la bande de Gaza comme un « regressus », ce qui ne pouvait que faire le lit des adversaires déclarés de la dynamique d’Oslo.

 

 

La clé de voûte de la paix

Trois générations ont grandi sur cette bande de Gaza façonnée par l’Histoire : la génération du deuil a préparé la voie à celle de l’écrasement, puis à celle des intifadas. Deux millions de femmes et d’hommes paient aujourd’hui à Gaza le prix d’une impasse multiforme et prolongée. Là comme ailleurs en Palestine, les voies de sortie de ce cauchemar collectif sont pourtant simples et connues. Elles peuvent se décliner en un triptyque vertueux : désenclavement, développement et démilitarisation. Une telle dynamique irait à rebours des tendances suivies avec constance depuis deux décennies. La jeunesse de Gaza a déjà démontré, lors de sa mobilisation de mars 2011, sa détermination à renverser un aussi sinistre cours. Il faudrait, pour conjurer cette fatalité, revenir au présupposé au fond le plus prometteur des accords d’Oslo : Gaza d’abord.

C’est à Gaza que doivent être établies les bases d’une paix durable : la question des frontières et des colonies ne s’y pose plus, mais les rapports israélo-palestiniens y sont portés à l’incandescence d’une violence extrême. La bande de Gaza, matrice des fedayines et berceau de l’intifada, est au cœur de la construction nationale de la Palestine contemporaine. Il est vain de croire évacuer ou marginaliser un territoire aussi saturé d’expériences fondatrices. La paix entre Israël et la Palestine ne prendra de sens et de substance qu’à Gaza, elle en sera la pierre de touche comme la clé de voûte. Dépassant enfin les engagements les engrenages d’impasses artificielles, l’histoire de Gaza pourrait ainsi prendre un autre cours. Et un nouveau chapitre s’en écrirait alors, par et pour la génération de l’espoir. 

 

Extraits de Histoire de Gaza © Fayard, 2012 et 2015