Pierre Soulages a inventé ses outils de peintre. Vous aussi. A-t-il ouvert la voie ?
Il m’a enseigné cela. Il a eu l’audace de quitter les pinceaux traditionnels du peintre et de réinventer l’acte de peindre avec de nouveaux outils. Il s’est intéressé aux outils d’autres technologies, des outils qui ont une mémoire comme les lames de fer dentelées pour griffer, sillonner la matière noire sur la toile. Il ne faut pas oublier la viscosité de la peinture acrylique… La lame en fer peut lisser mais aussi pénétrer la matière, produire des scarifications sur certains fragments de la peau de la peinture. Avant même de vouloir quitter la peinture de chevalet, je me suis tournée vers Jackson Pollock, Yves Klein ou Kazuo Shiraga et, évidemment, Pierre Soulages, qui peignaient autrement. Ce sont nos maîtres. Et ensuite, je suis partie dix ans en Chine étudier une peinture radicalement différente de la nôtre. En revenant d’Asie, je me suis dit que Soulages avait raison. Je devais non seulement abandonner la peinture classique sur chevalet, mais aussi tenir mon pinceau à la verticale selon la tradition asiatique. C’est alors que j’ai commencé à transformer mes outils : un de mes premiers gestes a consisté à couper le manche du pinceau puis à y greffer un guidon de vélo. Et je me suis rendu compte à quel point, dès que l’on touche un tout petit peu à son outil, l’acte de peindre évolue.

Quel rôle son œuvre peint a-t-il eu à vos débuts ?
C’est la période des œuvres au brou de noix qui a retenu mon attention, et en particulier le fait qu’il ait choisi le signe pour s’exprimer. J’ai aimé son expérimentation d’une expression linéaire des choses. Et puis il a choisi une écriture plus conceptuelle que je comprends beaucoup mieux maintenant qu’à l’époque. J’ai aussi été marquée par ses grands formats monochromes. En dressant entre ciel et terre des murs de matière noire, il crée des tables de lumière, des stèles arc-en-ciel.

Arc-en-ciel ?
Les couleurs sourdent du noir… Nous ne savons peut-être pas les lire, mais elles sont là, absorbées, contenues. Ses tableaux sont des réceptacles de lumière. Pierre Soulages est pour moi un homme de la terre. C’est un peintre sculpteur qui herse la matière noire de ses champs de toile. Comme s’il peignait en labourant, en griffant la matière. Cette inspiration vient-elle de sa terre aveyronnaise ? Je l’ignore, mais il n’y a rien de plus beau qu’un champ fraîchement labouré. Le miracle se produit quand les arêtes des sillons de matière commencent à sécher, à réfléchir et à faire chanter la lumière. C’est alors que s’opère la découverte merveilleuse des réfractions de lumière selon l’endroit où l’on se trouve devant le tableau.

Dans le noir que vous utilisez beaucoup, cherchez-vous aussi la lumière ?
Bien sûr. Et je deviens cinglée ! Selon la ­viscosité du pigment, selon sa transparence, la peinture accroche la lumière différemment. Il faut une vie pour maîtriser, moduler ces ingrédients. Mais, pour tout vous dire, ce qui me fascine aussi dans certains tableaux de Pierre Soulages, c’est ce qu’il n’a pas peint. Ce sont ces tableaux où il laisse des blancs aux frontières de ses gestes linéaires. Alors chantent des percées, des trouées de jour, des vides-pleins. J’éprouve un grand plaisir à rentrer dans ces abîmes, à découvrir ces ruptures d’équilibre comme des fractales, des horizons lointains de paysages, des plissements géologiques, des relevés topographiques de tectonique. Je vois tout cela dans ces monolithes de Pierre Soulages. L’ADN de notre terre resurgit là.

Seriez-vous des alchimistes ?
Je ne sais pas si Pierre Soulages le vit comme ça, mais pour moi il y a un côté expérience alchimique quand on se trouve dans le chaos de la matière. René Char disait : « La couleur noire renferme l’impossible vivant. » Quand je fabrique mon mélange, quand je le touille, je découvre dans le mouvement des fluides, dans ce vortex des matières, une force à l’œuvre, les formes de mon tableau à venir. Nous sommes des artisans. Je suis très proche d’un chef cuisinier ! Cela se joue à un gramme de sel.   

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER