Les révolutionnaires sont assis sur la rive
et tentent de pêcher la lumière engloutie
tout au fond
À leur droite à leur gauche des réactionnaires pêchent
dans les mêmes eaux
l’obscurité
Les révolutionnaires pêchent en eau plus profonde
les réactionnaires ont des lignes plus coûteuses
Les réactionnaires tous les jours de l’eau
sortent leurs sombres nouvelles
les révolutionnaires les jours fastes
une seule petite étincelle
Parfois ils ne pêchent ni lumière ni obscurité
mais simplement des poissons
Les réactionnaires prennent les gros poissons
Les révolutionnaires prennent les petits
Les réactionnaires sont les meilleurs pêcheurs
ils pêchent plus impitoyablement
ils font de plus grosses captures
Ainsi l’obscurité sera-t-elle
épuisée
avant la lumière
Alors les petits poissons
mangeront
les gros
En poésie comme en politique, les mots sont des actes, qui transforment l’auditeur et le lecteur. Mais, alors que le travail de l’écrivain est généralement solitaire, celui du tribun s’inscrit dans une aventure collective. De quoi faire rêver nombre de créateurs. Écoutez Pablo Neruda glorifier le Parti à la fin du Chant général : « Tu m’as donné la liberté que ne possède pas le solitaire. / Tu m’as appris à allumer, comme un feu, la bonté. / Tu m’as donné la rectitude qu’il faut à l’arbre. » Comme lui, nombre d’écrivains du xxe siècle se dirent marxistes, abandonnant pour certains la sinuosité de leur art pour une propagande parfois simpliste. Serait-ce la rançon de l’efficacité ? Comment séduire sans complaire ? Cette problématique morale est au centre de l’œuvre d’Erich Fried. Né à Vienne dans une famille juive, le poète trouve refuge en Angleterre en 1938. Après-guerre, commentateur politique à la BBC, il attaque le colonialisme occidental autant que la société post-stalinienne de la RDA. Mais, avec la guerre du Vietnam et l’effervescence estudiantine, ses positions se radicalisent. Manifestations, discours, tracts : tout lui sert à dénoncer l’impérialisme capitaliste. Dans Cent poèmes sans frontière, il joue des antithèses pour encercler les mensonges. Une manière de douter de tout, sauf de la nécessité de lutter. Oui, la politique se doit d’être pratique, au risque des compromissions. Mais, les gouvernants sont aussi censés faire reculer le seuil de ce qu’on dit possible : « Alors les petits poissons / mangeront / les gros ».