Le temps d’écrire les dernières lignes de cette chronique, plusieurs mails seront probablement arrivés dans ma boîte, des dizaines de notifications seront tombées sur les applications de mon smartphone, une urgence se sera rappelée à ma mémoire, tandis qu’un collègue aura entamé une conversation feutrée mais perturbante dans l’open space, m’obligeant à revenir quelques paragraphes plus haut. J’en aurai déduit, peut-être, qu’il serait mieux de l’écrire plus tard, le week-end prochain par exemple, « quand j’aurai le temps ». Mais si c’est en effet un dimanche que je m’y mets, dans ce cas j’emploierai à travailler ce capital de moments précieux et rares où l’on peut enfin « prendre son temps ». D’où vient donc ce sentiment étrange et insistant que l’on identifie ordinairement comme un « manque de temps ». D’où vient l’impression que la chose s’est aggravée au fil de l’histoire, et que, probablement, nos grands-parents n’avaient pas ce sentiment de rush permanent, qu’ils savaient mieux disposer de leur temps. Est-ce véritablement le temps qui se fait rare, en effet, ou bien est-ce notre présence à lui qui s’est dégradée ?
À en croire Yves Citton, auteur de Pour une écologie de l’attention, paru en 2014 au Seuil, ce sentiment de raréfaction du temps par trop-plein n’est pas tout à fait nouveau. Son émergence date en réalité du début du XXe siècle, période de surgissement des mass media audiovisuels et de la réclame publicitaire. Mais l’âge numérique l’a bien sûr démultiplié. « Cette explosion, très rapide à l’échelle de l’histoire de l’humanité, explique le sociologue, fait que beaucoup d’entre nous se sentent dépassés en subissant cette disproportion croissante entre, d’une part, ce qu’il serait désirable de consulter, de lire, d’écouter ou de visionner parce que cela nous ferait plaisir ou parce que c’est important de connaître ces informations, et, d’autre part, ce qu’il est possible de faire avec, toujours, vingt-quatre heures dans une journée et l’obligation de dormir ou de se nourrir. » Et de préciser, non sans humour, qu’il serait néanmoins très abusif de parler de « mal du siècle », car ce problème, loin d’être universalisable à l’ensemble de nos sociétés, est avant tout le fait des petits bourgeois hyperconnectés des pays occidentaux. Il est certain que la classe ouvrière le ressent beaucoup moins, pour la bonne et simple raison que, si son temps est saturé en journée, c’est par un travail harassant, qui la tient loin de ce genre d’anxiété.
Demeure cependant une vraie question : est-ce que la technologie n’aurait pas entraîné un changement qualitatif de notre rapport au temps ? Celui qui attend un message, portable à la main, ressent avec une lenteur décuplée l’interminable passage des minutes. Dira-t-on qu’il en allait de même à l’époque des héroïnes balzaciennes ? Est-ce réellement la même chose d’attendre le courrier une fois par jour ou de s’attendre à un message WhatsApp à chaque instant de la journée ? Il se pourrait bien que notre rapport au temps ait réellement muté dans l’intervalle, qu’il soit devenu plus tendu, moins rempli de rêveries et d’espoir. Est-ce un point de vue réactionnaire ? C’est bien possible. Rien n’indique, en tout cas, que ce phénomène soit irréversible. « Ce n’est pas le temps qui manque, c’est nous qui lui manquons », disait Paul Claudel. La liberté de couper n’a pas disparu, elle est encore là, maintenant, à tout moment du temps. Saisissons-la.