Conversation passionnante, il y a quelques semaines, avec deux généraux qui ont exercé des responsabilités politiques de tout premier plan. Je leur demande ce qu’ils pensent de notre guerre en Syrie. Pour toute réponse, j’obtiens quelques ricanements désabusés : « Mais nous ne faisons pas la guerre, finit par me dire l’un d’entre eux, nous amusons le client. Faire la guerre, ce serait aller au sol et nous sommes à des années-lumière d’en avoir les moyens. Il faudrait au moins cent mille hommes et, en raclant les fonds de tiroir, nous en aurions au maximum trois mille, qu’on enverrait alors à la catastrophe. »

La vérité, c’est que nos bombardements n’ont qu’un effet infinitésimal sur Daech, tandis que chaque bombe lui apporte de nouveaux adeptes. Dans ces conditions – et je ne cesse de le dire depuis des mois, bien avant la reprise de Palmyre, une ville que je connais bien – Poutine a raison de défendre la seule armée qui soit capable de lutter contre Daech sur le terrain, celle de Bachar, car si ce dernier tombe, c’est Daech qui prendra sa place. Au début de la guerre, on aurait pu et dû soutenir une opposition « démo-cratique », mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Si nos actions militaires avaient des résultats probants, on pourrait peut-être les défendre, mais faute d’éradiquer réellement le mal, nous ne faisons que le renforcer et l’inviter à s’installer chez nous. Le plus fâcheux, c’est que, face à ces remarques, il est impossible d’ob-tenir la moindre réponse claire et argumentée de la part de nos gouvernants.

Du reste, à regarder l’histoire récente, on constate que toutes nos interventions militaro-humanitaires se soldent, au mieux par un enlisement, comme au Mali, au pire par un désastre absolu, comme en Irak et en Libye. Sauver les populations civiles d’un massacre était légitime, mais on aurait dû prévoir la suite. S’imaginer qu’en soulevant le couvercle des « méchantes dictatures » on allait voir surgir la « gentille démocratie » ne relevait pas de l’éthique, mais de la niaiserie droit-de-l’hommiste la plus débile qui soit.

De là la question à laquelle il nous faut bien revenir face à nos échecs : peut-on vraiment apporter de l’extérieur cette paix que nous, les Européens, avons finalement su instaurer sur notre continent, mais après des siècles et des siècles de conflits meurtriers ? Pour y répondre, il faut commencer par se déprendre d’une illusion tenace, celle du salut par l’extérieur, et comprendre enfin les mécanismes par lesquels seules les démocraties engendrent la paix. Pas par une opération du Saint-Esprit, mais en vertu d’une logique tout à fait rationnelle, déjà identifiée par Kant dans son brillant essai de 1795 sur « la paix perpétuelle », un petit livre que j’ai traduit pour la Pléiade, mais que les révolutionnaires français avaient déjà découvert et lu en son temps : dans les républiques, ce ne sont plus les tyrans qui décident de la guerre, mais les peuples et, du coup, ils y regardent à deux fois avant de se lancer dans une boucherie qui les concerne au premier chef ainsi que leurs enfants. Comme l’écrivait Kant, « même un peuple de démons parviendrait à la paix pourvu qu’il soit doté de quelque intelligence », autrement dit : pourvu que les passions religieuses aveugles ne l’emportent plus sur les intérêts bien compris. Pour toutes ces raisons, je doute au plus haut point de l’utilité d’une intervention extérieure en Syrie.