Quelle est votre définition de l’amitié ?
Il est très difficile de définir ce que nous entendons par là, car cela se passe sous l’horizon de conscience du langage. Nous savons de quoi nous parlons quand nous employons le terme, mais comme l’on se situe dans le domaine émotionnel, c’est en quelque sorte le cerveau droit qui s’en charge ; le cerveau gauche, qui s’occupe du langage, a donc du mal à y accéder et à traduire ces sentiments en mots. Cela dit, on peut affirmer que les amis sont des personnes toujours prêtes à nous aider.
L’amitié a-t-elle une fonction dans l’évolution humaine ?
La fonction originelle de l’amitié est de créer, à travers des liens émotionnels très intenses, une communauté cohésive qui agit comme un tampon contre les attaques du monde extérieur. C’est un moyen d’assurer la survie et la reproduction des individus, l’amour et la sexualité pouvant être considérés comme le prolongement ultime de l’amitié. Maintenir ces liens serrés est un travail quotidien, qu’accomplissent tous les primates anthropoïdes, la plupart des autres espèces animales vivant dans un monde beaucoup plus individualiste. Les humains sont ceux qui pratiquent l’amitié à la plus grande échelle.
L’amitié a-t-elle un impact sur notre santé ?
Absolument. Il s’avère que le meilleur prédicteur de votre santé psychologique et physique future, et même de votre longévité, est le nombre d’amis que vous avez aujourd’hui et la qualité des relations que vous entretenez avec eux. Une grande étude paneuropéenne à laquelle j’ai participé, corroborée par de nombreuses autres, a démontré une chose étonnante : il existe un nombre optimal d’amis à avoir pour garder la santé, et celui-ci est de cinq. Si vous avez plus ou moins de cinq amis très proches – du type de ceux qui sortiraient tout de suite leur bébé du bain si vous sonniez à leur porte pour demander de l’aide –, alors vous risquez davantage de souffrir de dépression plus tard : plus, vous dispersez votre capital émotionnel ; moins, vous ne le dépensez pas assez.
« Il existe un nombre optimal d’amis à avoir pour garder la santé, et celui-ci est de cinq »
Ici, la notion d’ami peut inclure des membres de la famille, comme un conjoint ou une sœur. Environ 40 % de nos efforts sociaux et l’intégralité de notre capital émotionnel sont destinés à entretenir nos liens avec cette poignée de personnes, avec qui nous sommes en contact au moins une fois par semaine.
Comment catégoriser nos autres amitiés ?
L’amitié est comme les cercles que forme un galet jeté dans l’eau d’un lac. Plus les cercles s’éloignent du centre, plus l’espace entre eux s’agrandit et moins les vagues – qui représentent l’intensité de la charge émotionnelle – sont hautes.
Le tout premier cercle comprend un ami et demi : c’est la moyenne entre celle des hommes (un ami) et celle des femmes (deux amies). Viennent ensuite le groupe des 5, puis celui des 15, des 50, que j’appelle le groupe « bar-mitsvah, mariage, enterrement », puis des 150, qui correspond au « nombre de Dunbar », la limite cognitive du groupe de personnes avec lesquelles un individu peut avoir des relations stables et réciproques. Notre réseau social peut ainsi croître jusqu’à 5 000, qui correspond au nombre de personnes que nous sommes capables de reconnaître et dont nous connaissons le nom, mais il ne s’agit plus d’amitié réciproque comme on l’entend dans le langage courant. Qui que ce soit au-delà de ce cercle est un inconnu.
Comment une telle répartition s’explique-t-elle ?
La taille du groupe social de l’être humain est liée à la taille de son cerveau, ou plus précisément de son néocortex. Dans une société sans contraception, 150 correspond au nombre d’individus que composent trois générations d’une même famille, tous issus d’un même couple d’arrière-arrière-grands-parents. C’est le clan. Dans nos sociétés modernes, la famille s’est rétrécie et d’autres individus sont venus combler les places vacantes. Ce sont les amis. Le groupe des 1 500 personnes correspond à la tribu.
Comment ces cercles d’amis et de connaissances évoluent-ils au fil d’une vie ?
Les cercles d’amis les plus proches ont tendance à évoluer extrêmement lentement, au rythme d’une personne tous les dix ans. Les cercles les plus larges (5 000 et 1 500) ont tendance à stagner eux aussi. Le cercle des 50 amis est celui qui se renouvelle le plus vite, d’autant plus chez les 18-25 ans. Chez eux, chaque année, 30 % des membres de ce cercle le quittent pour en rejoindre un autre plus intime ou plus éloigné.
L’existence des réseaux sociaux a-t-elle bousculé cette science de l’amitié ?
Pas du tout. Des études ont été menées sur Facebook et Twitter [devenu X], et il s’avère que l’amitié se divise en un même nombre de cercles sur la Toile que dans la vraie vie. Le problème des réseaux sociaux n’est pas le nombre d’« amis » que l’on a en ligne, mais le manque de contact physique avec eux. Or le contact physique est à la base de l’amitié, c’est lui qui permet aux liens de se renforcer et de perdurer.
Comment cela ?
C’est là encore un héritage des primates anthropoïdes. Ces derniers nouent leurs amitiés autour du toilettage, activité à laquelle ils consacrent beaucoup de temps. Pour eux, s’épouiller les uns les autres n’est pas qu’une question d’hygiène, c’est un moyen de socialiser. Les singes les plus sociaux y consacrent jusqu’à un cinquième de leur journée. Ce phénomène s’explique d’un point de vue biologique : à la base des poils se trouvent des récepteurs capables de déclencher, dans le cerveau, le système des endorphines, ces opioïdes naturels proches de la morphine qui apportent un sentiment de calme et de paix, et qui contrôlent la douleur. Pour déclencher les endorphines, ces récepteurs répondent à un stimulus précis : une lente caresse, à l’allure de 3 centimètres par seconde. Nous aussi, humains, possédons ces récepteurs, raison pour laquelle un bébé se calme sous les caresses ou lorsqu’on le berce, le mouvement de la tête reproduisant les effets de la caresse. L’amitié est ancrée dans notre biologie.
« À la base des poils se trouvent des récepteurs capables de déclencher, dans le cerveau, le système des endorphines »
Pourtant, on est rarement tactile avec plus d’une poignée d’amis…
C’est juste, et pour les autres, on les salue encore d’une accolade, mais il ne nous viendrait pas à l’esprit de toucher un inconnu pour sympathiser avec lui. Il existe d’autres manières de déclencher les endorphines qui ne requièrent pas un contact physique. Elles sont au nombre de sept : rire ensemble, danser, chanter, participer à un rituel religieux, manger, boire de l’alcool ou se raconter des histoires à forte charge émotionnelle. Ces activités, que je présente souvent comme la « boîte à outils sociale », si elles sont pratiquées de manière synchronisée, libèrent une forte dose d’endorphines et renforcent le sentiment d’appartenance à un groupe très rapidement. Chanter, en particulier, brise la glace très vite. Si des inconnus se mettent à chanter ensemble au coin du feu, au bout d’une heure, ils auront l’impression de se connaître depuis l’école primaire. Autre exemple : lorsque des amis rient de bon cœur ensemble, leurs expirations sont généralement du même nombre. En amitié, on rit en synchronie !
Comment choisissons-nous nos amis ?
De la même manière que l’on choisit son ou sa partenaire, en cochant inconsciemment des cases. Il y a une première phase, celle où l’on se tient encore à distance, qui consiste à évaluer en un coup d’œil si la personne est du même sexe que soi – élément déterminant puisque 75 % de nos amis sont du même sexe que nous en moyenne –, du même âge, si elle a le même type de personnalité – introvertie ou extravertie – et la même ethnicité, c’est-à-dire qu’il appartient à notre communauté. Mais tous ces critères que je viens d’énoncer peuvent rapidement être balayés au cours de la seconde étape, mis à part le sexe, si l’individu en question, dans le cours de vos premiers échanges, répond positivement à ce que l’on appelle les « sept piliers », à savoir : parler la même langue, voire le même dialecte (en Angleterre, un spécialiste est en mesure, en écoutant parler quelqu’un, de définir son lieu de naissance à 25 kilomètres près) ; avoir grandi au même endroit ; connaître les mêmes rues ; avoir fait des études similaires ; partager les mêmes hobbies ou centres d’intérêt ; partager la même vision du monde ; le même sens de l’humour ; et les mêmes goûts musicaux, ce dernier critère outrepassant largement celui de l’ethnicité. Avec vos cinq plus proches amis, vous partagez généralement six ou sept de ces piliers, tandis qu’avec les individus correspondant au nombre de Dunbar, plutôt un seul.
Peut-on vivre sans amis ?
Non, les humains ne sont pas faits pour vivre sans amis. Sauf certains ermites, bien sûr, dont le choix de vie repose souvent sur une conviction religieuse, mais ils représentent l’exception.
Ne pourrait-on pas dire que ces ermites partagent une amitié avec Dieu ?
C’est très juste ! Les écrits de Thérèse de Lisieux sont, de ce point de vue, très intéressants. L’amitié qu’elle porte à Dieu est aussi intense qu’un sentiment amoureux. Lire le récit de ses expériences personnelles et religieuses, c’est comme lire un essai sur l’amour. C’est d’ailleurs caractéristique de beaucoup de mystiques. La tradition soufie, elle aussi, se vit autour de chants collectifs, de poèmes d’amour. Et regardez les derviches : en dansant de manière synchronisée, ils libèrent des endorphines. Les sentiments religieux, d’amour et d’amitié sont finalement assez proches.
Propos recueillis par MANON PAULIC