On associe souvent les dictatures au silence. Mais le pouvoir, c’est d’abord d’obliger à parler. Bertolt Brecht a vu les mots allemands changer de sens avec le nazisme. Contre cette invasion de la pensée, il répond dans une langue des plus simples pour « épeler l’ABC de la vérité », selon l’expression de George Steiner. 

 

Quand l’avocat incorruptible

Tenant le code à la main

Se dressa en face des vieux juges

S’avança vers la table aux marques profondes

Creusées par les coudes des accusateurs

Avec devant lui les souliers sanglants de l’assassiné

Et voulut commencer sa plaidoirie

Des soldats ôtèrent la table sous ses mains

Jetèrent, sous ses yeux, les souliers aux ordures

Arrachèrent le livre de ses doigts et lui donnèrent à la place

Un nouveau code avec des lois nouvelles.

 

Mais les auditeurs quittèrent en hâte la salle

Prétextant quelque affaire ou laissant voir leur peur.

 

L’accusateur feuilleta le nouveau code

Et reconnut les mots anciens aux pages habituelles, à ceci près qu’ils désignaient

Des choses différentes : assassin à présent

Désignait l’assommé. Les maisons saccagées

On les disait en construction. Le pillage se nommait

Réception d’offrandes. Par force se disait volontairement.

Celui qui exerçait un pouvoir arbitraire assumait une responsabilité

Mais qui lui demandait compte de son bien s’appelait

Agitateur. La vérité de même

Était dite mensonge. Bien d’autres mots encore 

Étaient changés, mais

Ils n’avaient pas disparu.

Profondément troublé, l’accusateur se plongea

Dans le nouveau code. Il y a donc

Toujours un droit, se disait-il, il n’est seulement plus le même ?

Voilà qui se peut concevoir. En un temps où tout change

Le droit peut lui aussi changer ! Pourquoi pas ?

 

Traduit de l’allemand par Gilbert Badia et Claude Duchet, extrait de Poèmes, 5 (1934-1941) © L’Arche Éditeur, 1967

Vous avez aimé ? Partagez-le !