« Il faut les prendre au mot »
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Comment un traducteur de littérature allemande en vient-il à s’intéresser à la langue de Trump ?
En 2011, la maison d’édition Fayard m’a proposé de traduire Mein Kampf. J’avais déjà traduit plusieurs textes sur l’histoire du nazisme. J’ai accepté, étant entendu que je travaillerais avec de nombreux historiens, que la traduction serait accompagnée d’une mise en contexte et d’un appareil critique extrêmement fourni, et vendu à un prix très élevé pour limiter ses utilisations non académiques. De cette expérience éprouvante, j’ai tiré un essai, Traduire Hitler, dans lequel j’évoque les difficultés pour un traducteur de restituer fidèlement la langue abominable de ce personnage.
C’est alors que je travaillais à cet ouvrage, courant 2016, que Trump a commencé à faire son apparition dans le paysage médiatique américain. J’ai tout de suite été frappé par les similitudes entre son mode d’expression et celui de Hitler : l’usage de l’incohérence en guise de rhétorique, de la simplification extrême en guise de raisonnement, des accumulations de mensonges en guise de démonstration, la façon de perdre le lecteur ou l’auditeur dans une espèce de méli-mélo de phrases sans queue ni tête, remplies d’anecdotes et de critiques, qui finissent toujours néanmoins par atterrir sur une formule choc… Une stratégie que Steve Bannon, proche de Trump, a nommée le « flot de merde » – seule manière, selon lui, de faire passer leurs idées. C’est ce parallèle linguistique qui m’a frappé en premier, même si je me gardais bien alors de comparer Trump aux nazis.
Qu’est-ce qui caractérise ce langage ?
Il y a d’abord tout un vocabulaire d’une extrême violence, notamment une manière de désigner autrui qui est complètement déshumanisante. Quand Trump traite ses opposants de « vermines », c’est une reprise directe de la terminologie nazie. Pareil quand il parle de les « éradiquer », ou quand il accuse les migrants de « contaminer le sang » des Américains.
L’autre pendant de ce modèle oratoire, c’est l’euphémisation. Le philologue allemand Victor Klemperer le détaille dans son ouvrage LTI. Lorsque les nazis chassent les Juifs des emplois administratifs, c’est en vertu d’une « loi sur la restauration de la fonction publique ». La déportation des Juifs de Pologne est une Umsiedlung, c’est-à-dire un simple « déménagement ». Quand une famille est raflée, on indique sur leur porte : Abgenwandelt, c’est-à-dire « parti faire un tour », ou « parti sans laisser d’adresse ». La langue des nazis participe de leur entreprise de dissimulation. Et lorsque Trump parle de « déplacer » deux millions de Gazaouis dans les pays voisins pour transformer Gaza en une sorte de Côte d’Azur, c’est exactement le même principe.
Ces parallèles linguistiques sont-ils délibérés de la part de Trump ?
Je pense que Trump n’a aucun substrat historique. Ce n’est pas quelqu’un qui a une culture suffisante pour que ces références viennent de lui-même. En revanche, il est entouré d’idéologues très bien documentés. La Heritage Foundation, par exemple, qui lui a fourni beaucoup d’éléments de son programme, compte en son sein de nombreux militants extrémistes. Steve Bannon, complotiste notoire, a accompagné et théorisé la montée des extrêmes droites dans le monde et connaît très bien les rouages de cette manipulation de la langue. Idem pour le chef de cabinet adjoint de Trump, Stephen Miller, ou son vice-président, J.D. Vance, sans parler d’Elon Musk, qui tous s’emploient à faire advenir ces éléments de langage dans le débat public depuis déjà de longues années. Le problème, c’est que personne n’y a cru. Tout le monde pensait qu’il s’agissait de paroles en l’air, de provocations, de bravades. Mais il faut prendre ces gens-là au mot.
« Tous les mouvements fascisants sont précédés d’un minutieux travail de sape lexical »
Cette langue est-elle l’apanage de l’extrême droite américaine ?
Malheureusement non. Au moment où je finissais Traduire Hitler, en 2021, la France entrait en campagne pour les présidentielles. On a vu émerger des personnalités, comme Éric Zemmour ou Jordan Bardella, qui, en plus de l’habituelle Marine Le Pen, se sont mises, elles aussi, à puiser dans un répertoire que je connaissais bien.
Prenez le terme de « remigration » : là aussi, on a affaire à une dangereuse euphémisation du langage. Quand l’extrême droite parle de « remigration », elle veut dire « prendre des gens et les envoyer dans un autre pays », ce qui a un nom en bon français : la déportation. De la même manière, « Français de papier », un vieux thème pétainiste désormais utilisé par de nombreuses personnes à droite et à l’extrême droite, recouvre en vérité l’idée qu’il existerait deux catégories de Français, dont une à qui on peut à tout moment reprendre ses papiers. C’est ce qu’ont fait Hitler puis Pétain aux Juifs ; c’est ce qu’essaie de faire Trump à des pans entiers de la population américaine, et c’est ce que certains députés français exigent. On est dans une continuité de terminologie absolument glaçante, et qui se diffuse aujourd’hui dans les extrêmes droites du monde entier.
Quel impact cela a-t-il sur le débat public ?
Rappelons au préalable que l’utilisation et le choix des mots par les politiques sont une chose normale ; ce sont leurs instruments. Platon, déjà, l’évoque au début de La République. Il y rappelle que le logos [terme qui désigne le discours, la parole, mais aussi la raison] est le moteur de la politique. C’est quand le logos est perverti qu’il mène à la catastrophe.
Historiquement, les régimes dictatoriaux ont en commun la volonté d’utiliser le langage de manière performative, c’est-à-dire dans le but de changer, de transformer la réalité. Dans la Russie de Staline, le langage est tordu dans un double objectif : d’une part, créer à marche forcée un « monde meilleur » en utilisant les mots pour enjoliver la réalité et, d’autre part, asservir la population, c’est-à-dire la forcer à utiliser un certain champ lexical pour empêcher les citoyens de penser autrement.
C’est la même chose sous le Troisième Reich, à la différence que cette promesse de bonheur n’est réservée qu’à une toute petite fraction de la société. Pour l’embarquer dans le rêve du « Reich millénaire », Hitler et Goebbels manufacturent une sorte de monde idyllique – à base de cinéma, de croisières, de mauvais livres et de mauvaises chansons de variété, qui vont diffuser leur rhétorique en permanence et proposer une lecture du monde de plus en plus éloignée du réel. On retrouve cela partout : dans l’Italie de Mussolini, dans la Roumanie de Ceausescu… Tous les mouvements fascisants sont précédés d’un minutieux travail de sape lexical, dont le but, à long terme, est l’effacement des faits objectifs et la dissolution de la rationalité.
Car une langue dont on massacre la syntaxe, la grammaire et l’orthographe ne peut plus être un outil de réflexion rationnel. Ce travail de démolition souterrain balaie les consensus sémantiques, jusqu’à les rendre inutilisables, et ronge le dialogue démocratique. Il nous prive, en fin de compte, de nos moyens d’expression.
Une telle dynamique est-elle à l’œuvre dans l’Amérique de Trump ?
Attention, il ne s’agit pas ici de dire que Trump est un dictateur. Même si ces derniers temps, lui et son entourage adoptent des méthodes de plus en plus dictatoriales – non-respect des décisions de la justice, censure de certains livres et de certaines recherches… Mais ce qui m’inquiète le plus actuellement, c’est leur volonté absolue de faire en sorte que leur langage, non seulement s’infiltre partout dans la société, mais encore transforme durablement la réalité. Quand le président de la première puissance mondiale déclare que c’est l’Ukraine qui est à l’origine de la guerre avec la Russie, on n’est même plus au niveau du gros mensonge politique de Staline lorsqu’il déclarait que l’économie de l’URSS se portait à merveille. On est dans le travestissement complet de la réalité. À partir de ce moment-là, tout peut arriver. On ne peut pas s’empêcher de penser à 1984 !
« Cela revient à prendre le réel et à lui couper les ailes »
Et à sa « police de la pensée » ?
Oui. Quand Trump déclare que certains médias, dont CNN, « écrivent littéralement 97,6 % de mauvaises choses » sur lui et sont le « bras armé du Parti démocrate », et que ce qu’ils font est « illégal », on y est. C’est un discours entièrement coupé du réel. Comme lorsque Big Brother déclare, dans 1984 : « La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force. »
Récemment, l’administration Trump a d’ailleurs franchi une nouvelle étape dans cette entreprise de démantèlement et de déformation systématiques du langage : le bannissement de certains mots. C’est un processus d’une ampleur inédite, parce qu’il peut désormais s’appuyer sur la technologie de l’intelligence artificielle pour expurger les mots jugés problématiques – de « minorité » à « changement climatique » – de tous les sites web auxquels ils ont accès. Cela donne lieu à des situations ubuesques : ils ont par exemple balayé des archives du Pentagone toute mention de l’avion qui a largué la bombe atomique sur Hiroshima, à cause de son nom, Enola Gay.
À ma connaissance, c’est la première fois que l’on s’attaque aussi frontalement au langage, avec des outils aussi redoutablement efficaces, et des conséquences aussi terrifiantes. Car celles-ci seront mondiales. Si les scientifiques américains ne peuvent plus désigner le changement climatique, cette problématique disparaît. Cela revient à prendre le réel et à lui couper les ailes.
Ces attaques sur le langage se doublent aussi d’une offensive contre la science…
En effet, les exemples se multiplient. De la bouche même de son ministre de la Santé, Robert Kennedy Jr, les vaccins ne servent à rien… Treize États viennent même de déposer des projets de loi pour interdire aux avions de répandre des produits chimiques dans le ciel, en écho à une vieille croyance conspirationniste, celle des chemtrails, selon laquelle les traînées de condensation des avions dans le ciel seraient en réalité des produits chimiques destinés à contrôler la population…
Tout cela converge : le but est d’attiser la colère – ce que Peter Sloterdijk appelle la « capitalisation de la colère ». C’est un jeu incroyablement dangereux.
L’extrême droite est-elle la seule à mener la bataille du langage ?
Non, bien sûr. Je peux prendre un exemple d’un autre bord. Quand, par exemple, on s’obstine à désigner toute personne de confession juive comme « sioniste », c’est aussi une déformation de la langue tout à fait orientée et dangereuse. C’est idiot en soi, mais cela empêche surtout tout débat démocratique. D’une manière générale, l’extrémisme a besoin d’utiliser les mots d’une manière extrême, c’est-à-dire soit en les déformant totalement, soit en en faisant des stéréotypes, des expressions figées qui vont, pour leurs propres troupes, être une espèce de sonnette d’alarme.
En quoi la comparaison historique nous donne-t-elle des armes pour lutter ?
Je ne fais pas tant des comparaisons historiques que des comparaisons linguistiques. L’histoire ne se répète pas. Je ne pense pas que le nazisme soit en train de revenir, mais les analogies servent à comprendre la réalité et à adresser des signaux d’alerte. En l’occurrence, je constate qu’un certain usage du langage précède toujours la mise en place de dictatures. La comparaison, pour l’instant, s’arrête là. Mais en tant que linguiste, je dois rappeler que les mots précèdent toujours les actes.
Propos recueillis par LOU HÉLIOT
« Il faut les prendre au mot »
Olivier Mannoni
Traducteur de l’édition critique du Mein Kampf de Hitler aux éditions Fayard et auteur du récent Coulée brune : comment le fascisme inonde notre langue, Olivier Mannoni analyse pour nous l’« entreprise de démantèlement et de déformation systématiques du langage » conduite par le nouveau gouvernem…
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LE MOT « femme » fait donc partie de la liste noire établie par l’administration Trump. C’est dommage, mais pourquoi ne voit-on toujours que le côté négatif des choses ?...
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Benoît Bonnemaison-Fitte, dit Bonnefrite, cultive un art de l’affiche radical qui affirme la primauté du geste et se plaît aux expérimentations artisanales. Habituellement engagé aux côtés de compagnies de théâtre, de lieux culturels ou encore d’architectes aux préoccupations écologiques, il met …