L’attentat qui a coûté la vie à plus de cent manifestants pro-paix, le 10 octobre à Ankara, témoigne d’une dégradation dramatique du climat politique turc. Faute de revendication, les autorités ont avancé une liste de suspects très large – Daech, le PKK, l’extrême gauche –, qui évacue en même temps la question de leur propre responsabilité. Il n’en fallait pas plus pour que les théories conspirationnistes se réveillent dans un pays traumatisé par la reprise des affrontements entre l’État et les Kurdes. L’opposition et certains observateurs ont ainsi posé l’hypothèse d’un nouveau signe envoyé par « l’État profond » (Derin Devlet). 

Cette expression employée en Turquie ne renvoie pas à une catégorie classique de la science politique. Il n’existe pas de définition agréée de l’État profond, seulement une série de suppositions sur l’existence, la forme et la fonction du phénomène. Il s’agirait d’un État derrière l’État, ou d’une structure parallèle à celui-ci, sorte de noyau dur assurant la protection des institutions étatiques et se manifestant dans des périodes de chaos par des actions violentes destinées à figer le statu quo du rapport des forces. La notion d’État profond découle directement de la centralité de l’État comme cadre et protecteur de la communauté sociale en Turquie, un État consolidé par Atatürk, président entre 1923 et 1938, comme le garant permanent, tout-­puissant et incontesté de la sécurité des citoyens. 

Deux difficultés découlent de cette définition. Les contours de l’État profond sont, du fait même de la pathologie sécuritaire qui l’accouche, éternellement flous. Le secret serait en effet nécessaire pour permettre à l’État de réagir efficacement face à ses ennemis intérieurs (minorités ethniques et religieuses, mouvances politiques contestataires) et extérieurs (l’État profond a prospéré pendant la guerre froide). Le grand public turc croit avoir entrevu le visage de l’État profond pour la première fois en 1996, le 3 novembre, lors du fameux accident de voiture de Susurluk. Ce jour-là, un chef mafieux membre des Loups gris, un parlementaire kurde du Parti de la juste voie et un patron de la police trouvèrent ensemble la mort. Tansu Çiller, alors Premier ministre, évoque mystérieusement « ceux qui sont morts pour l’État et ceux qui ont tué pour l’État », suggérant une aristocratie cachée aux missions obscures. L’imaginaire de l’État profond se réveille en 2007 avec l’affaire Ergenekon, tentative de subversion de l’État impliquant des militaires et des membres des milieux ultranationalistes. 

La légitimité de ce système d’influence et de solidarité parallèle est le deuxième problème. L’opacité des mécanismes du supposé État profond le soustrait à tout contrôle démocratique. À l’époque d’Ergenekon, l’actuel président Erdogan dénonçait des cellules sécuritaires souterraines complotant contre lui. Aujourd’hui, la résurgence possible de l’État profond admet deux interprétations concurrentes : une fragilité de l’État-AKP, attaqué de l’intérieur par une nouvelle opposition clandestine ; ou bien une mutation de cet État profond, impliquant en principe une partie de l’appareil de sécurité et des services, qui fusionnerait aujourd’hui avec des milieux islamistes radicaux. Une hypothèse qui obère tristement la perspective démocratique – car sous prétexte de s’opposer au chaos, l’État profond renforce la terreur.  

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