Je me souviens d’un week-end de 1976 où Olof Palme vint à Paris flanqué de quelques anciens Premiers ministres suédois, à la demande de Mitterrand. Ce dernier m’avait demandé d’organiser la rencontre dans un château d’Île-de-France, mais il n’est pas venu, sauf pour la conférence de presse. Je suis resté avec Palme et ses amis. Je leur ai demandé comment ils avaient fait pour prendre le pouvoir en 1932 et le garder si longtemps. Palme m’a raconté l’histoire. Une histoire très simple. Au début du siècle, la Suède est une monarchie débonnaire mais absolue. En 1931, éclate une grève des mineurs épouvantable. Le monarque fait donner l’armée. Massacre de la cavalerie. Scandale d’opinion. L’année suivante, pour le renouvellement électoral du parlement consultatif, c’est un triomphe écrasant des sociaux-démocrates. 

J’entends encore la voix d’Olof : « Michel, tu nous connais : on n’attendait pas le pouvoir. On n’est pas des intellos comme vous à Paris. On a dit aux copains de l’Internationale, écrivez-nous donc un programme. Ils ont eu la main lourde, avec l’idée de nationaliser la moitié de l’économie suédoise ! » Ce programme marche si mal qu’après quelques mois, le gouvernement publie un communiqué admettant qu’il n’est pas prêt à l’appliquer. En cinq semaines, les sociaux-démocrates suédois décident que la voie soviétique n’est pas convaincante. Ils s’engagent à construire une démocrvatie politique et sociale. Pour la démocratie économique, ils attendront que leurs amis d’URSS fassent leurs preuves. Ils sont restés quarante-quatre ans au pouvoir. À la différence des Français, le peuple suédois est petit, unifié au plan religieux et administratif, sans passé colonial, pétri de tolérance. Sa pratique collective a toujours été de chercher le compromis. La social-démocratie a désamorcé la violence du conflit social par la négociation et l’esprit de ­coopérative.

Pourquoi ce processus a-t-il échoué en France ? On peut remonter à la loi Le Chapelier (1791), l’effet terrible de l’interdiction des corporations qui retardera de plus de cinquante ans la naissance des syndicats. On n’a pas appris la pratique sociale. La tradition de la gauche française exalte l’étatisme, le jacobinisme. Elle garde la nostalgie d’une union de la gauche. Le « patois » socialiste est resté « révolutionnarisant », compatible avec l’idée de repasser un jour un accord électoral avec les communistes. En 1945, le capitalisme a tout gagné. On voit tout de même ­s’esquisser le travaillisme anglais. La Suède va vers l’économie sociale de marché. L’Allemagne n’oublie pas que Bismarck a créé un fondement clé de la social-­démocratie : la Sécurité sociale. 

Pendant ce temps en France, Guy Mollet qui dirige la SFIO, et quelques profs disent qu’on a eu tort d’affaiblir Marx. Que les Allemands et les Scandinaves sont dans le compromis de classe. Guy Mollet, qui a tout trahi des idéaux de gauche avec l’Algérie française, croit défendre la cause en refusant la social-démocratie. Il aura été d’une toxicité inouïe. Allemands et Scandinaves s’appellent sociaux-­démocrates dans une Internationale socialiste. Ça ne pose de problème à personne. Sauf à lui qui portera plainte devant la commission nationale des conflits contre des socialistes qui ont osé s’appeler sociaux-démocrates : André Chandernagor et Michel Pezet. Rien ne le leur interdit. C’est une amusette franco-française. Un conflit interne rendu public qui met en lumière cette étrange culpabilité du parti de M. Mollet face au terme « social-­démocrate »… Magnifique ! 

Plus tard encore, la hantise de Mitterrand était qu’on se mette à penser ! Cela peut donner des convictions et on est moins disponible aux ordres du chef. Mitterrand a interdit les groupes d’études sur ces questions. Finalement, le Bad Godesberg du PS (référence au congrès du SPD allemand, en 1959, qui a opté pour la social-­démocratie) a eu lieu, mais personne n’en sait rien. Il a été progressif, acté dans un tas de textes. Son écriture finale est la dernière déclaration de principe du PS adoptée en 2008. Mais la méfiance a persisté devant ces intellos qui voulaient créer ces nouveaux critères du socialisme. Des emmerdeurs, des naïfs. Moi, quoi. 

Propos recueillis par Éric Fottorino

 

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