1. Jésus a-t-il vraiment existé ?

Jean-Marie Salamito : L’existence de Jésus fait actuellement, et depuis longtemps déjà, l’objet d’un consensus parmi les historiens. Quasiment plus personne ne la conteste depuis la deuxième moitié du siècle dernier. Mais quelques auteurs, peu nombreux, le font encore – comme Michel Onfray. Ils sont en quelque sorte les héritiers d’une manière ancienne d’écrire l’histoire, qui remonte à la fin du xixe siècle et au début du xxe, que l’on appelle hypercritique, car elle analyse les textes anciens en les soupçonnant a priori, partant du principe que les hommes de l’Antiquité avaient tendance à toujours produire du mythe. Mais c’est une posture critique qui refuse finalement tout ce qui n’est pas établi avec une certitude mathématique. Or, en histoire – en sciences humaines en général –, on a affaire à des réalités humaines dont il est toujours possible, en dernier ressort, de douter. On voit encore aujourd’hui, face à l’actualité, comment le doute raisonnable, prudent, critique, peut tourner à la suspicion systématique.

Le fait est que, pour Jésus, l’historien dispose de très nombreuses sources indépendantes, chrétiennes bien sûr, mais émanant de milieux différents, et non chrétiennes aussi, comme l’historien juif Flavius Josèphe. Les évangiles canoniques abondent en détails d’une très grande précision, et le Jésus qu’ils composent est tellement complexe, concret, consistant, cohérent avec ce que l’on sait de son contexte spatiotemporel que, s’il avait été inventé, cela supposerait un extraordinaire génie manipulateur qui aurait réussi à faire en sorte que des récits d’origines différentes nous en parlent de façon globalement concordante. C’est invraisemblable.

Il n’y a finalement pas plus de raison de douter de l’existence de Jésus que de celle d’autres personnages antiques. Mais ne pas douter de son existence ne veut pas dire que l’on prenne tous les récits à son sujet pour argent comptant.

 

2. Quand est-il vraiment né ?

Rémi Gounelle : La seule chose dont on soit sûr, c’est que la date traditionnelle du 25 décembre n’est pas la bonne. La fête de Noël n’a été instaurée que tardivement, au ive siècle, à une époque où l’on cherchait à organiser l’année autour d’un rythme liturgique, sans vraiment prêter attention à la véracité historique.

La plupart des historiens s’entendent pour dire que Jésus a dû naître entre - 7 et - 4, peut-être un peu plus tard, mais il est difficile d’être plus précis. Certains ont essayé de recouper ce que disent les évangiles, en particulier à propos des étoiles filantes qui auraient été vues dans le ciel au moment de sa naissance, avec des données astrologiques. Mais, bien entendu, c’est très peu fiable. D’autant plus que la naissance de Jésus a probablement été un non-événement historique. Même si les évangiles nous la présentent comme un fait historique de portée mondiale, il est plus probable qu’il soit né dans l’indifférence totale – d’où l’absence de traces historiques. Pourquoi ses contemporains auraient-ils jugé nécessaire d’enregistrer les circonstances de la naissance d’un bébé juif quelconque dans une famille modeste d’une petite ville de Judée ?

 

3. Que sait-on de sa famille ?

Rémi Gounelle : Les évangiles nous parlent de ses parents Marie et Joseph – des prénoms très classiques à l’époque, qu’il n’y a pas de raison de mettre en doute. Les évangiles évoquent aussi une famille modeste. Joseph est défini comme un « artisan ». On a eu tendance à en faire un charpentier, mais il aurait tout aussi bien pu être forgeron. C’est en tout cas un homme qui travaille. Sa femme est probablement à la maison. Ce n’est pas une famille qui vit dans le dénuement, mais elle n’appartient pas non plus à la haute société de l’époque. De ce que l’on peut comprendre, ils vivent dans une petite ville périphérique, loin des grands centres de pouvoir comme Jérusalem.

Le prénom Jésus, tout comme Marie ou Joseph, est un prénom juif assez classique, pas spécialement original. Il vient de l’hébreu ancien, Yeshua, qui a donné Josué dans l’Ancien Testament et signifie « Dieu sauve ». Cela témoigne d’une famille assez pieuse, qui choisit de nommer son fils selon la tradition religieuse judaïque.

Il est intéressant de souligner que tout ce que nous savons aujourd’hui nous vient des sources canoniques, qui ne mentionnent que Marie et Joseph. On sait toutefois que jusqu’au iiie siècle, on évoquait aussi des cousins, une famille élargie. Ces récits disparaissent au ivsiècle, mais laissent supposer l’existence d’autres traditions, d’autres récits sur la famille de Jésus, aujourd’hui perdus.

 

4. Était-il fils unique ?

Rémi Gounelle : Difficile à dire. Certes, Jésus mentionne lui-même des « frères » dans le Nouveau Testament. Il y a également la figure de Jacques, fondateur de la communauté chrétienne de Jérusalem après la mort de Jésus, et que l’on appelle « le frère du Seigneur ». Mais il y a un débat sémantique autour du terme « frère ». Pour certains exégètes, « frère » pourrait simplement signifier « cousin », et non frère biologique. Il est tout de même permis de douter de cette lecture.

Par ailleurs, des traditions très anciennes, qui remontent au iie siècle, font état de frères et sœurs de Jésus – certaines font même de lui le quatrième de la fratrie, avec des grands frères qui auraient aidé à sa naissance. Ce que ces traditions disent en filigrane, c’est que Marie n’était pas vierge – ce qui, historiquement, est plutôt crédible.

La thèse de la virginité de Marie est attestée très tôt, mais c’est surtout à partir du ive siècle qu’elle est mise fortement en avant, dans un contexte où le monachisme se développe et où l’Église plaide de plus en plus pour la virginité du clergé et des chrétiens en général, que l’on invite à s’abstenir de relations sexuelles. Dans ce cadre-là, on repense la figure de Marie en insistant sur sa virginité, qui devient progressivement le discours exclusif de l’Église.

 

5. Qu’a-t-il fait de sa naissance à ses trente ans ?

Rémi Gounelle : Jésus a dû être un enfant et un adolescent comme les autres. On sait qu’il a, adulte, une excellente connaissance de la tradition juive. Il a donc certainement été éduqué à l’hébreu et aux Textes saints.

Pour le reste, on entre dans le domaine de la fiction. De nombreux romanciers aiment s’imaginer la jeunesse de Jésus : son père lui transmettant le métier d’artisan, les miracles qu’il aurait pu réaliser devant ses petits camarades…

Certains textes apocryphes racontent son enfance en détail, son comportement difficile à l’école, son caractère « spécial » et « exceptionnel » qui se serait manifesté dès ses plus jeunes années… mais rien de tout cela ne relève de l’histoire. Là réside la grande difficulté du travail de l’historien. Parfois, il faut savoir respecter le silence. Quand les sources ne nous donnent pas d’éléments, il faut rester fidèle à l’adage : « Ni oui ni non, bien au contraire. »

 

6. À quoi ressemblait‑il vraiment ?

Rémi Gounelle : C’est une question passionnante et très actuelle. Les premières mentions de l’apparence physique de Jésus datent du vie siècle et la plus célèbre date du xiiie ou xive siècle. Elles présentent le Christ tel qu’on le connaît encore aujourd’hui : beau, taille élancée, visage calme, cheveux couleur noisette et flottants, avec une raie au milieu… Il faut bien voir que l’objectif à l’époque est d’« acclimater » les Occidentaux à l’histoire de Jésus. Et cela passe par le fait d’adapter le personnage et le décor à ce qu’ils connaissent. On le voit aussi sur les peintures produites en ces temps-là : les paysages bibliques sont résolument européens. C’est aussi la raison pour laquelle, dans d’autres régions du monde, on a des représentations de Jésus avec des traits asiatiques, africains, etc.

Aujourd’hui, des chercheurs tentent de reconstituer, non pas ce à quoi Jésus ressemblait, mais ce à quoi il aurait pu ressembler. Nous n’avons aucun ADN, aucune donnée sur sa famille, mais grâce aux fouilles archéologiques et aux avancées technologiques, nous savons à quoi aurait ressemblé un homme de son temps et de sa région : relativement petit, brun, bronzé, de type méditerranéen. Un homme qui tranche complètement avec l’iconographie occidentale. C’est intéressant de le souligner, car cela permet au grand public de comprendre que ce qu’ont dit les Églises chrétiennes au fil du temps sur Jésus n’avait pas vocation à être une vérité historique. Elles portent un discours croyant, dont les aspects symboliques se traduisent aussi dans l’iconographie. On n’est pas dans une logique de vrai ou de faux. On se situe sur un plan différent de la vérité.

 

7. Était-il un prophète ou un guérisseur ?

Rémi Gounelle : Déjà, il faut mentionner le baptême de Jésus par Jean le Baptiste, lorsqu’il était jeune homme. Ce baptême semble assez vraisemblable. Et le fait qu’il soit allé volontairement vers ce type de proclamation montre qu’il avait un intérêt pour la religion et son évolution, et qu’il était peut-être un peu extrême.

Ensuite, les évangiles nous le dépeignent comme une sorte de prophète itinérant, qui parle, qui prêche et qui guérit, occasionnellement. Cela aussi, c’est assez vraisemblable. Les prêcheurs itinérants et les guérisseurs étaient répandus dans les sociétés juives et gréco-romaines de l’époque. Ils passaient de village en village, racontaient des choses, éventuellement réalisaient des miracles. Il existe plusieurs récits de « miracles », de guérisons par des sortes de thaumaturges qui vivaient un peu en marge de la société et qui accomplissaient des gestes guérisseurs. Quant à la nature de ces gestes, elle reste inconnue. Certains chercheurs ont tenté d’effectuer une sorte d’archéologie médicale, pour montrer qu’ils traitaient tel type de pathologie avec tel type de remède, mais les pistes restent très ténues. En tout cas, le fait que Jésus se livre à ce type de guérison n’aurait pas été inédit pour l’époque. D’ailleurs, d’après les évangiles, ce qui fait scandale ce n’est pas le fait qu’il réalise des miracles, mais bien qu’il s’y livre le jour du sabbat !

 

8. A-t-il vraiment accompli des miracles ?

Jean-Marie Salamito : La matière de l’historien est une histoire purement humaine, il est très mal équipé pour dépasser cette dimension. Il lui faut donc rester modeste, admettre qu’il n’est pas outillé pour se prononcer pour ou contre des récits surnaturels. En revanche, la pratique de l’histoire est une pratique des sources : il peut essayer de déterminer les conditions d’apparition de ces récits. Prenons l’exemple fondamental de la résurrection, qui est au cœur du message chrétien : à partir de quand en est-il question ? La première trace que l’on en trouve est la Première Épître aux Thessaloniciens de Paul (4, 14), or c’est aussi le plus ancien texte chrétien conservé : il remonte à une vingtaine d’années après la mort de Jésus. Si nous avions eu des textes silencieux sur ce point capital pendant toute une période, puis d’autres tardifs le mentionnant, nous aurions pu soupçonner une invention ultérieure. Là, il apparaît plutôt qu’il s’agit d’une affirmation originelle, primitive. Voilà tout ce que l’historien peut dire de la manière la plus rigoureuse, la question du surnaturel n’étant pas de sa compétence.

 

9. Était-il le Messie attendu par les Juifs ?

Jean-Marie Salamito : L’idée selon laquelle les Juifs contemporains de Jésus attendaient un Messie ne fait pas consensus chez les historiens. Pour certains (comme E. P. Sanders), ce n’était le cas que d’un petit nombre d’entre eux. De plus, l’idée que l’on se fait alors du « Messie » est un peu confuse : un personnage politique, un personnage religieux ? Cela pourrait expliquer la prudence de Jésus face à ce terme, qu’il ordonne à ses disciples de ne pas utiliser. Ce qui est certain, c’est que Jésus laisse soigneusement de côté l’aspect politique : dans l’Évangile de Jean, après la multiplication des pains, la foule veut le faire roi, mais il s’éclipse ; de même, Jésus n’a pas pris les armes ni contesté l’autorité de Ponce Pilate ou de l’Empire romain, quand bien même ce pouvoir le conduit à sa mort.

 

10. A-t-il voulu fonder une nouvelle religion ?

Jean-Marie Salamito : C’est une question d’interprétation qui suppose de s’interroger sur la volonté intime de Jésus. La plupart des recherches démontrent actuellement son inscription pleine dans le judaïsme de son temps. Il est un Juif pieux, soucieux de la tradition de la Loi et des prophètes. Entouré de douze disciples – comme les douze tribus d’Israël –, il veut rassembler les Juifs. Parmi les courants de l’époque, il semble assez éloigné des sadducéens, qui refusent l’idée de résurrection. Dans les évangiles, ce courant, plutôt aristocratique, est représenté par le Sanhédrin, l’assemblée législative traditionnelle, dont une partie précipitera sa mise à mort. Jésus pourrait en revanche avoir des points communs – sans s’identifier à eux – avec les pharisiens, par son exigence en matière éthique ou par son enseignement, à la fois exigeant et populaire. Ils sont aussi régulièrement ses interlocuteurs. En tout cela, Jésus semble plus vouloir renouveler le judaïsme que fonder une religion nouvelle.

Mais ce qui frappe l’historien, c’est l’originalité et l’indépendance de Jésus par rapport à ces courants. Il fait éclater tous les cadres : il est à la fois rabbin et prédicateur populaire, thaumaturge, prophète… Son enseignement est très complexe, mais ce qui paraît le plus original, c’est le discours très audacieux qu’il tient sur lui-même : il est le « Fils de l’Homme », « la Voie »… Il présente sa personne comme la vérité même en laquelle il s’agit de croire, de se confier, et dit être personnellement porteur d’un salut, c’est-à-dire d’une possibilité d’échapper au mal et à la mort. Ce message d’espérance éternelle est inhabituel. Or une partie des Juifs seulement l’a reconnu, pas tous. Et progressivement, les premières générations chrétiennes, d’origine juive, ont été marginalisées par la majorité des Juifs, tandis que d’anciens païens venaient gonfler leurs rangs. C’est à partir de là que l’on a historiquement identifié une religion indépendante, que nous nommons « christianisme ».

 

11. Comment est‑il mort ?

Jean-Marie Salamito : D’après les évangiles et Flavius Josèphe, son arrestation est le fait d’une petite minorité de gens à l’intérieur du Sanhédrin, qui craint le succès grandissant d’un agitateur, car cela pourrait entraîner contre le peuple juif des représailles romaines. Ils se mettent donc d’accord avec le gouverneur Ponce Pilate, qui a droit de vie et de mort sur ses administrés, pour que Jésus soit exécuté selon un verdict romain et crucifié selon un supplice romain. Cette entente par avance se voit dans l’Évangile de Jean, qui raconte qu’une cohorte romaine se tient non loin du lieu où le groupe envoyé par le Sanhédrin arrête Jésus, au cas où cela se passerait mal. On cherche à être discret : cela a lieu de nuit, sans bruit, car on craint la popularité de Jésus. Viennent ensuite un simulacre de procès devant Pilate, très expéditif, puis la condamnation malgré les hésitations du gouverneur. Jésus est exécuté comme d’autres à l’époque (par exemple, Judas le Galiléen, une génération avant lui), comme un opposant potentiel au pouvoir romain. C’est donc un procès purement politique, que la tradition chrétienne a sans doute chargé de sens religieux.

Quant au supplice de la crucifixion, il pourrait être d’origine carthaginoise, et était pratiqué depuis longtemps par les Romains. Tout ce que l’on peut savoir de l’horreur de la crucifixion – un supplice lent et infamant – correspond à ce qu’en disent les évangiles. La pratique – attacher ou clouer le condamné – a pu varier, mais on a retrouvé en Israël l’os du pied d’un crucifié transpercé par un gros clou dont l’extrémité est recourbée – signe qu’il avait heurté un nœud du bois. Il n’y a donc pas lieu de penser à des inventions. 

 

Propos recueillis par Lou Héliot & Maxence Collin

Vous avez aimé ? Partagez-le !