Quelles sont les sources qui permettent à l’historien de travailler sur Jésus ?

Elles sont de natures très diverses : historiques, archéologiques, littéraires… Commençons peut-être par les sources que nous appelons « canoniques », c’est-à-dire les quatre évangiles du Nouveau Testament (Marc, Matthieu, Luc, Jean). Ils ont été rédigés successivement après l’an 65. Le premier est celui de Marc, qui été écrit entre 65 et 70, et a donné lieu à plusieurs réécritures, en premier lieu l’Évangile de Matthieu dans les années 70-80. Ce dernier a absorbé la quasi-totalité de l’Évangile de Marc, qu’il reçoit comme une source fiable. Il lui ajoute toutefois d’autres éléments issus de ce que l’on appelle « la source des paroles de Jésus », ou source Q (de l’allemand Quelle, « source »), et des récits qui lui sont propres.

Il existe une seconde réécriture dans les années 80, l’Évangile de Luc, qui va lui aussi reprendre une grande partie de celui de Marc. Comme Matthieu, il va y ajouter des éléments tirés de la source Q, ainsi que des éléments propres, notamment des paraboles.

Enfin vient l’Évangile de Jean, le fruit d’un très long processus d’écriture dans les années 90. Il s’agit là d’une recomposition complète de la figure de Jésus.

Qui sont les auteurs de ces évangiles ? Ont-ils réellement été des disciples de Jésus ?

Nous en sommes réduits à faire des hypothèses, car aucun document extérieur n’atteste de l’écriture des évangiles. Ce n’est que par l’étude de ces textes eux-mêmes que l’on peut se faire une idée de leur auteur. Il est très probable que les trois premiers ont chacun été écrits par un individu. Luc préface même son évangile en disant « je » au masculin. Pour Marc et Matthieu, on observe une grande cohérence de style, d’écriture, de langue et de théologie, ce qui corrobore l’hypothèse d’un seul auteur.

La situation est différente pour Jean. Le texte porte la marque de remaniements, de ratures ; il y a quelques incohérences, notamment dans les déplacements de Jésus, et deux conclusions successives. On perçoit donc une véritable stratification littéraire… C’est pourquoi on formule l’hypothèse d’une école : on suppose ainsi que cet évangile pourrait être le fruit d’un long processus méditatif et qu’il a été remanié à plusieurs reprises et par plusieurs mains.

 

« Les historiens gréco-romains n’avaient aucune raison de se pencher sur l’histoire d’un obscur rabbi »

 

Cela dit, nul ne connaît l’identité exacte des auteurs des évangiles. C’est au iie siècle que l’on attribue ces noms aux textes. Jusque-là, chaque communauté disposait de son texte, qu’elle pouvait appeler l’Évangile avec un grand E. Mais à partir du iie siècle, l’Église majoritaire collecte ces évangiles et les juxtapose ; il devient alors nécessaire de les identifier en leur attribuant un nom.

Pourquoi avoir choisi ces noms ?

Il y a deux écoles. Certains exégètes considèrent qu’ils sont complètement fictifs, attribués au hasard. D’autres, dont je fais partie, estiment qu’à l’époque, on savait reconnaître les écoles de pensée, les filiations théologiques. Si l’on a parlé de Marc, de Luc ou de Matthieu, c’est sans doute parce que chacun de ces textes s’inscrivait dans un courant théologique spécifique, qui remontait à une figure du passé. Quant à savoir si ces personnages ont été des disciples, c’est plus compliqué. On sait que Marc et Luc ne l’ont pas été. Quant à l’Évangile de Matthieu, ce n’est pas le Matthieu-Lévi, collecteur d’impôt, disciple de Jésus, qui l’a écrit. Toutefois, c’est bien à lui que remonte le courant de pensée qui l’imprègne.

Vous avez évoqué l’existence de sources non chrétiennes, quelles sont-elles ?

Il faut d’abord préciser que les historiens gréco-romains ne font pas mention de Jésus. Ils ne s’intéressent au christianisme que dans la mesure où il commence à obtenir une certaine notoriété. Le premier à en parler est Tacite, à la fin du ier siècle ; il évoque la « détestable superstition chrétienne ». La thèse mythiste utilise ce silence comme preuve du caractère fictif du personnage de Jésus, mais c’est exagéré. Les historiens gréco-romains s’intéressent aux guerres, à la politique impériale, à la grande histoire. Ils n’avaient aucune raison de se pencher sur l’histoire d’un obscur rabbi d’une obscure province de l’Empire, la Judée, crucifié par les Romains comme des milliers d’autres personnes.

La seule attestation non chrétienne de l’existence de Jésus provient de Flavius Josèphe, un écrivain juif qui, dans les années 90, publie un ouvrage monumental intitulé Les Antiquités juives. Dans un bref paragraphe de son livre 18, il rend compte de la figure de Jésus après avoir parlé de Jean le Baptiste. Là, les chercheurs sont divisés. Une minorité considère qu’il s’agit là d’une fiction chrétienne, d’un ajout. Il est vrai que l’œuvre de Flavius Josèphe, répudiée par la tradition juive, n’a été transmise durant l’Antiquité et le Moyen Âge que par les moines copistes chrétiens. Mais j’estime pour ma part qu’en scrutant le texte, le vocabulaire, l’écriture, la thèse de la glose n’est pas crédible. Il est certain toutefois que certains passages du témoignage de Flavius ont été glosés par ces copistes, qui n’ont pas résisté à la tentation de l’amplifier. Dans ce témoignage, il parle de la sagesse de Jésus, qu’il qualifie de « faiseur de miracles », évoque les disciples qui se rassemblent autour de lui et la crucifixion par Ponce Pilate. Ces quatre éléments viennent corroborer les récits des évangiles. Ce témoignage est donc infiniment précieux, puisqu’il constitue la seule attestation non chrétienne, juive, dont nous disposons pour le ier siècle.

Justement, certains exégètes estiment qu’au vu de l’âge des sources, et des nombreuses erreurs ou extrapolations volontaires lors des recopies, aucun des textes dont nous disposons aujourd’hui n’est réellement fiable…

C’est vrai que nul ne peut garantir à 100 % que les textes dont nous disposons correspondent aux textes rédigés par leur auteur, mais la profusion de manuscrits très anciens est source de fiabilité. Le cas des évangiles n’est toutefois pas différent de toute la littérature de l’Antiquité. Ce sont des textes écrits à distance des événements. Le premier témoin de Jésus de Nazareth est Paul de Tarse, qui commence à écrire en 50, soit vingt ans après la mort de Jésus. Cette distance chronologique est bien plus faible que celle qui sépare les grands auteurs antiques comme Homère de leurs premières traces écrites – plusieurs siècles plus tard ! Si l’on veut douter de l’historicité de Jésus avec cet argument, il nous faudra alors rejeter comme des faux tous les textes antiques…

 

« À partir des années 1970, on redécouvre la judaïté de Jésus, qui avait été jusque-là mise de côté »

 

Vient ensuite le reproche de la subjectivité. On a longtemps opposé la prétendue objectivité des historiens romains à la subjectivité naïve et croyante des évangélistes. Mais depuis la théorie de la « nouvelle histoire », cet argument-là n’a plus vraiment cours. On sait que toute historiographie est subjective, qu’elle est culturellement, politiquement et socialement située. Les évangélistes ne sont pas plus ou moins subjectifs que Tacite, Suétone ou Polybe, qui vont distribuer les louanges ou les blâmes aux empereurs en fonction de leur opinion politique ou de leur allégeance. L’argument de la subjectivité vaut donc pour tous les textes de l’Antiquité. Ce qui est significatif dans les évangiles, qui sont effectivement une lecture croyante, c’est la présence de très nombreuses indications géographiques et chronologiques ; elles sont, pour la plupart, corroborées par ce que nous savons du judaïsme palestinien au ier siècle. Il ne s’agit donc pas d’une fable pieuse !

Quelles sont les grandes étapes de la quête historique de l’homme Jésus ?

On distingue trois grandes étapes. Une première recherche qui va du xviiie siècle jusqu’au début du xxe ; on l’appelle la quête libérale : après avoir comparé les évangiles, on se rend compte qu’ils présentent quatre portraits disparates de Jésus. À partir de ces quatre textes, de grands historiens, comme Ernest Renan, essaient de reconstruire la biographie de Jésus. À cette période, les historiens de Jésus n’étaient le plus souvent pas des théologiens ; ils se sont heurtés à l’institution catholique, qui estimait dangereuse une recherche déconstruisant le Christ de la foi.

Ensuite, au début du xxe siècle, on s’est rendu compte que ces portraits étaient peu fiables, car ils reflétaient surtout les options culturelles, théologiques ou idéologiques des chercheurs. Dans cette seconde période, qui s’étend jusqu’aux années 1970, on affine alors les outils permettant une lecture critique des évangiles ; on forge des « critères d’authenticité » pour pouvoir choisir entre tel ou tel évangile la version la plus ancienne, la plus authentique, de la tradition. Le premier critère est l’attestation multiple : un motif a plus de chances d’être fiable s’il est attesté par deux sources indépendantes l’une de l’autre. Le second est le critère de différence : on n’attribue pas à Jésus ce qu’on trouve dans le judaïsme de son temps, pensant qu’il s’agit d’une judaïsation de la tradition de Jésus. Tout ce qui pourrait s’apparenter à une parole rabbinique, par exemple, est mis de côté. Le risque était de faire de Jésus une sorte d’îlot culturel et religieux qui ne partageait rien de son milieu. La troisième quête a corrigé ce défaut.

En quoi consiste cette dernière étape ?

À partir des années 1970 commence une troisième quête, qui représente en réalité une nébuleuse de positions. Elles ont un point en commun : redécouvrir la judaïté de Jésus, qui était mise de côté dans les quêtes précédentes. On part du principe que Jésus était 100 % juif, qu’il appartenait totalement au monde juif de l’époque. Un troisième critère est alors ajouté, qui est celui de la plausibilité. Si Jésus était juif et que l’on trouve une analogie entre un rabbi juif et un élément de la vie de Jésus, alors cet élément est plausible. Chez Marc, Jésus utilise par exemple le toucher pour guérir – la salive, la langue, les doigts, les yeux… Si l’on sait que les guérisseurs juifs ou gréco-romains faisaient des manipulations du même genre, alors le récit gagne en plausibilité. De la même manière, puisque les premiers chrétiens opéraient des guérisons au nom de Jésus, le critère de plausibilité s’applique et confirme que Jésus a guéri en son temps.

Cette troisième période marque un grand tournant : on se rend compte que l’on connaissait très mal le judaïsme de l’époque et qu’on le caricaturait en le taxant de religion monolithique, figée, rigide, pour ne pas dire inhumaine. Grâce à la lecture de Flavius Josèphe et des manuscrits de la mer Morte, on découvre un judaïsme très diversifié, et l’on prend conscience que le mouvement de Jésus était plus une variété de judaïsme qu’un protochristianisme. Le changement de perspective est énorme.

J’ai parlé de nébuleuse : on a vu, dans des recherches plus ou moins sérieuses, un Jésus anarchiste, un Jésus féministe, un Jésus homosexuel, un Jésus nomade, etc.

Où en est-on de la recherche historique aujourd’hui ?

Depuis les années 1950, une grande part des recherches s’intéressent à la redécouverte des évangiles apocryphes, ces textes rédigés entre le iie et le vie siècle, qui n’ont pas été retenus par l’Église majoritaire lorsqu’elle a constitué le canon du Nouveau Testament. Les apports de ces textes dans la reconstruction du Jésus historique sont faibles ; ils nous servent toutefois à attester d’éléments qui ont été atténués dans les quatre évangiles canoniques, comme la présence des femmes dans le mouvement de Jésus. Rappelons que les évangiles apocryphes proviennent de communautés chrétiennes marginalisées ; elles ont gardé la trace de ce qui était perçu comme un geste socialement audacieux, subversif même, de la part de Jésus : l’accès des femmes à l’enseignement théologique. À l’époque, et les sources juives de ces temps le confirment, les rabbis interdisaient l’enseignement de la Torah aux femmes. Dans le judaïsme ancien, l’homme était considéré comme le médiateur de la bénédiction abrahamique : c’est par lui que passait l’appartenance au peuple saint. Jésus fait tache en admettant des femmes à cet exercice ! Par exemple, dans l’évangile apocryphe de Marie (de Magdala), qui date d’environ 150, cette dernière est dépeinte comme la dépositaire privilégiée de l’enseignement de Jésus. C’est donc dans ces évangiles qu’a été préservée, mieux que dans le Nouveau Testament, l’ouverture inédite de Jésus aux femmes.

Quelles connaissances ont apporté les découvertes archéologiques ?

Elles nous permettent de mieux comprendre le milieu du judaïsme palestinien dans lequel Jésus a vécu. Tout d’abord, de nombreux miqwaoth, ces bassins, le plus souvent en pierre, utilisés par les Juifs pour les ablutions nécessaires aux rites de pureté, ont été retrouvés ; ils étaient nombreux à Qumrân, dans le désert de Juda. Des archéologues israéliens ont également montré, grâce à des recherches dans les territoires occupés ces trente dernières années, que les ablutions rituelles étaient beaucoup plus répandues que ce que l’on pensait : on retrouve des miqwaoth un peu partout, dans des synagogues locales et des maisons privées, et pas seulement sur les voies d’accès au Temple de Jérusalem. Cela a permis de mieux contextualiser les pratiques de Jésus, là encore, subversives : il faisait preuve d’une forte distance critique à l’égard de la ritualité, invitant à sa table des personnes réputées impures (malades, lépreux…) qu’un Juif pieux, en son temps, ne fréquentait pas par risque de souillure. D’autres découvertes archéologiques ont permis de montrer que le judaïsme palestinien du temps de Jésus était beaucoup plus pénétré par la culture grecque. À Sepphoris, la capitale que fit construire Hérode Antipas, la moitié des stèles funéraires sont recouvertes d’inscriptions en grec. 

Sur quoi portent les recherches en cours ? 

Elles sont concentrées autour de l’exhumation du port marchand de Magdala, au bord du lac de Tibériade, avec ses ateliers de salaison de poissons dont on sait que les produits étaient exportés jusqu’à Rome. Cela signifie qu’il existait alors un trafic commercial avec l’extérieur, impliquant la présence de marchands, mais aussi de voyageurs. Que déduire de ces éléments ? Ils nous permettent de conclure à une véritable « internationalisation » de la Palestine à l’époque. Selon moi, Jésus était trilingue. Il pouvait lire les Écritures en hébreu, ce qui était nécessaire pour discuter, comme il le faisait avec les pharisiens, de l’interprétation de la Torah. Il parlait évidemment l’araméen, qui était alors la langue vernaculaire d’Israël et des peuples alentour. Il devait aussi posséder des bases de grec, comme tous ceux qui étaient en contact avec les Romains – les officiers de la Légion ou les marchands – puisque c’était la langue véhiculaire utilisée dans cette partie de l’Empire. Ces découvertes témoignent donc d’une véritable ouverture culturelle du judaïsme palestinien. 

Un historien peut-il encore écrire aujourd’hui une biographie linéaire de la vie de Jésus ? 

Non. C’était l’ambition – avortée – de la première quête du Jésus historique, du xviiie à la fin du xixe siècle. La deuxième quête a fait le deuil d’une biographie de Jésus. Nous pouvons reconstruire des segments de la vie de Jésus, comme la Passion qui se déroule à Jérusalem, mais quant à savoir quand la parabole du Samaritain ou celle du Semeur ont été prononcées et où, nous l’ignorons. Nous savons qu’il a vécu la dernière partie de sa vie, probablement quelques semaines, à Jérusalem. Mais qu’en est-il de ses deux ans et demi, voire trois ans, d’enseignement en Galilée ? Nous avons accès à ses activités (enseignement, rencontres, guérisons), mais l’agenda nous échappe.

Quel impact le développement d’un savoir historique sur Jésus peut-il avoir sur le Christ de la foi ?

Qu’est-ce que le Christ de la foi ? C’est croire au Dieu qui s’incarne. En tant que croyant, j’adhère à cette croyance. La recherche historique ne vient pas déconstruire, selon moi, la foi. Elle déconstruit certes une image dogmatique de Jésus, celle d’un personnage dépourvu de sentiments, qui saurait tout, qui ne craindrait pas de mourir… Mais il n’y a qu’à lire l’épisode de Gethsémani, raconté dans les évangiles de Marc, de Matthieu et de Luc, lorsque Jésus prie avant d’être arrêté puis crucifié pour lire le contraire : on découvre alors un Jésus en détresse avant la mort. La recherche historique permet de redécouvrir, concrètement, l’humanité de Jésus. La connaître est indispensable à la foi. 

 

Propos recueillis par MAXENCE COLLIN & EMMA FLACARD

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