Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors que se dessinaient les axes d’un nouveau conflit, la superpuissance américaine s’était affirmée comme le champion du monde libre face au camp de la révolution communiste. Pourtant, moins de vingt ans plus tard, les États-Unis semblent ébranlés de l’intérieur par un tourbillon révolutionnaire. Comble du paradoxe, les révoltés contestent l’ordre américain au nom même de la liberté que celui-ci prétend défendre.

C’est tout d’abord l’onde du Civil Rights Movement qui ébranle l’Amérique. La mobilisation lancée au milieu des années 1950 pour dénoncer la ségrégation raciale dans les États du Sud prend de l’ampleur. En août 1963, plus de 200 000 personnes participent ainsi à la Marche sur Washington pour l’emploi et la liberté au cours de laquelle Martin Luther King prononce son célèbre discours I have a dream. Le vote du Civil Rights Act en 1964, qui garantit l’égalité civique, n’arrête pas le mouvement : il s’engage alors dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales entre Noirs et Blancs. D’autres groupements plus radicaux, comme les Black Panthers ou Nation of Islam, refusent la stratégie non violente prônée par Martin Luther King et préconisent le recours à la lutte armée.

Dans le même temps, l’enlisement dans la guerre du Viêtnam suscite l’émergence d’une mobilisation pacifiste sur les campus américains. Cette agitation nourrit une remise en cause plus profonde des structures sociopolitiques qui se traduit notamment par l’essor d’une Nouvelle Gauche reprochant au Parti démocrate son conservatisme social et ses liens avec les puissances économiques. Face à une Amérique qui n’a pas tenu ses promesses de liberté, de paix et de justice, les étudiants contestataires prônent une transformation politique radicale, fondée sur un idéal de démocratie participative.

Mais c’est probablement sur le plan culturel que l’ébranlement révolutionnaire se fait sentir de la manière la plus vive. Depuis la fin des années 1950, des jeunes en rupture de ban se sont installés en Californie pour vivre une existence en marge des valeurs dominantes, inspirés par les écrivains de la Beat Generation (Jack Kerouac, William S. Burroughs, Allen Ginsberg…). Ces beatniks forment une bohème anticonformiste, dont San Francisco est l’épicentre. Ils revendiquent le droit à une vie libre où se mêlent consommation de drogues, liberté sexuelle et expériences spirituelles alternatives plus ou moins inspirées du bouddhisme. La presse s’intéresse à ces jeunes marginaux à l’allure excentrique qu’elle affuble du sobriquet de hippies – terme auquel les jeunes gens concernés préfèrent ceux de freaks ou de heads, en référence à leurs cheveux longs. Cette médiatisation attire plusieurs milliers de jeunes Américains vers la côte Ouest. Mais le phénomène prend soudain une ampleur inédite lorsque les médias annoncent la tenue d’un Summer of love à San Francisco pour l’été 1967.

La portée révolutionnaire de ce mouvement tient au fait que, pour de nombreux hippies, il s’agit moins de mener une existence en marge que de bâtir une vie nouvelle destinée à remplacer le vieux monde puritain, violent et consumériste. Si les hippies et les militants de la Nouvelle Gauche participent souvent à des manifestations communes, notamment contre la guerre du Viêtnam, les premiers ne croient pas à la possibilité de changer l’ordre des choses par une révolution politique. Selon eux, la révolution doit être avant tout culturelle. C’est dans les têtes et dans les cœurs que s’enracinent les formes de domination sur lesquelles reposent les structures sociopolitiques. Il faut donc commencer par libérer la conscience individuelle des préjugés transmis par l’ordre capitaliste et patriarcal, laisser libre cours à ses désirs et à son imagination pour faire advenir un monde de paix, d’amour et de liberté. Le LSD, une nouvelle drogue qui se diffuse alors dans le milieu hippie et qui provoque de puissants effets hallucinogènes, est considéré comme un moyen d’accéder à ce nouvel état de conscience.

À San Francisco, la vie de la contre-culture hippie s’organise autour de happenings, comme les soirées Acid Test de l’écrivain Ken Kesey, ou de grands rassemblements en plein air à l’instar du Love Pageant Rally d’octobre 1966 ou du Human Be-In de janvier 1967, au Golden Gate Park. La musique y occupe une place de premier ordre. Des groupes comme Grateful Dead ou Jefferson Airplane, ou encore la chanteuse Janis Joplin, qui devient une icône du mouvement hippie, inventent les sonorités de cette révolution culturelle. Mélange de blues et de folk, enrichi parfois d’influences orientales, le rock psychédélique, notamment l’acid rock, est censé reproduire et accompagner les expériences de voyage sous LSD des musiciens et de leur public. Au-delà des sons, c’est la composition même des morceaux qui s’en trouve modifiée. Ceux-ci ne suivent plus l’alternance classique de couplets et de refrains en deux minutes trente, sur le modèle du vieux rock’n’roll et de la chanson populaire, mais ils font se succéder montées et descentes, passages planants et rythmes obsessionnels improvisés pendant plusieurs dizaines de minutes. Les tenues de scène et les pochettes d’album se parent de couleurs vives et de motifs rappelant les effets hallucinogènes de la drogue. Ce style nouveau touche bientôt l’ensemble de la pop occidentale. Depuis l’Angleterre, des groupes déjà célèbres comme les Beatles, les Who ou les Rolling Stones, et de nouveaux artistes, comme le Pink Floyd ou Jimi Hendrix (musicien américain qui a enregistré son premier album à Londres), assurent la propagation du rock psychédélique sur le Vieux Continent. De grands festivals, comme celui de Monterey en Californie (1967), celui de l’île de Wight au Royaume-Uni (1968) ou celui de Woodstock dans le nord-est des États-Unis (1969), sont à la fois l’occasion de rassembler ces musiciens et de vivre concrètement l’utopie hippie.

Toutefois, les déconvenues ne tardent pas, et elles sont à la hauteur de l’enthousiasme. Dès l’été 1967, la concentration de près de 100 000 jeunes gens dans les rues de San Francisco entraîne des problèmes d’insalubrité et de propagation de maladies sexuellement transmissibles. L’idéalisme des hippies fait aussi d’eux les proies faciles des gangsters, des proxénètes ou des trafiquants de drogue. L’affaire macabre des assassinats commis en 1969 par une secte hippie dirigée par le gourou Charles Manson vient également jeter une lumière crue sur le revers sordide de la contre-culture. Mais c’est surtout la drogue et ses effets destructeurs qui signifient rapidement la fin des réjouissances. Le décès prématuré de plusieurs artistes, tels Jimi Hendrix ou Janis Joplin, tous deux morts d’overdose en 1970, à 27 ans, l’effondrement psychologique de Syd Barrett, le chanteur et guitariste du Pink Floyd, dû aux effets du LSD, ne sont que la face visible de ravages bien plus profonds. Pour achever ce tableau, il faut rappeler qu’en dépit de sa conviction de participer à l’avènement d’une ère nouvelle, la contre-culture n’a concerné qu’une minorité d’individus. Peu ou prou, on estime que seuls 6 % des étudiants américains auraient participé, de près ou de loin, au mouvement hippie. Et lors des élections de 1968, c’est le candidat républicain Richard Nixon qui recueille le plus de suffrages chez les 21-29 ans.

L’Amérique des années 1960 n’a finalement pas connu de révolution, et la contre-culture n’a pas mis fin au Vieux Monde. Il reste tout de même de cette époque quelques grandes innovations, dans la musique notamment, qui auront été de petites révolutions. Enfin, de nombreux mouvements d’émancipation qui ont pu militer par la suite – et qui militent encore – pour l’égalité entre les sexes, pour les droits des personnes homosexuelles, contre le racisme ou pour la défense de l’environnement héritent, au moins en partie, de ce bouillonnement des sixties américaines. 

 

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