« L’ère des révolutions » : c’est en ces termes que l’historien britannique Eric Hobsbawm avait qualifié la période allant de 1789 à 1848. Le XIXe siècle français et européen a été caractérisé par une succession de révolutions, mais aussi d’insurrections, de révoltes et d’émeutes. Elles font de cette période un observatoire idéal pour qui s’intéresse à toute la gradation d’événements susceptibles de bouleverser ou seulement d’ébranler un ordre politique donné. Ils ont de plus été marqués par des phénomènes d’influence et d’imprégnation mutuelle qui explique que l’on identifie pour cette période des « cycles révolutionnaires » : d’abord les révolutions libérales des années 1830, puis le « printemps des peuples » en 1848-1849, avant les insurrections républicaines et communalistes du début des années 1870.

On fait souvent commencer le XIXe siècle en 1815, après la déclaration finale du congrès de Vienne qui a mis un terme aux guerres napoléoniennes tout en consacrant le principe de légitimité monarchique. Les restaurations en Europe n’ont toutefois pas vu la contre-révolution triompher : elles n’ont pu faire table rase de tous les acquis de la Révolution française et de ses conséquences pour l’Europe. En revanche, ces régimes ont bel et bien cherché à restreindre les libertés et à « renouer la chaîne des temps », comme le disait la Charte constitutionnelle adoptée par Louis XVIII en France. Cela n’a pas été sans provoquer des réactions, des émeutes, des révolutions. Durant cette ère des « restaurations », les libéraux ont protesté pour réclamer une Europe des peuples, bien différente de l’Europe des princes consacrée par l’ordre de Vienne : au cours des années 1820 au sud du continent, puis dans les années 1830 à Paris, à Bruxelles, à Varsovie ou à Modène et, enfin, durant les années 1848-1849 qui ont vu la concomitance, en Europe et dans le monde, de puissants mouvements révolutionnaires qualifiés a posteriori de « printemps des peuples ».

Alors que les révolutions européennes du XIXe siècle ont longtemps été analysées selon un prisme national, l’historiographie récente a renouvelé et corrigé cette approche en mettant au jour les formes de circulation qui les ont reliées entre elles. D’abord, par l’analyse des échanges d’idées et de modèles politiques. Ainsi des textes constitutionnels. La Constitution espagnole de Cadix, qui jetait les bases d’une monarchie libérale en s’appuyant sur un modèle parlementaire monocaméral, a été appliquée en Espagne à la suite d’un pronunciamiento en 1820. Mais ce texte a aussi servi de référence fondatrice aux insurrections qui ont éclaté en 1820 et 1821 à Naples et dans le Piémont, dans une péninsule italienne alors morcelée en plusieurs États. Lorsqu’en juillet 1820, un groupe de militaires s’est soulevé à Naples, ceux-ci ont d’emblée réclamé que le roi Ferdinand Ier du royaume des Deux-Siciles applique la Constitution espagnole de Cadix : ils faisaient ainsi de l’insurrection d’Espagne un « archétype révolutionnaire » inspirant le déroulement de leur propre insurrection.

Une telle circulation d’idées politiques et de modèles juridiques était permise par l’amélioration des techniques d’impression et par l’internationalisation de la culture imprimée en Europe. Les essais et opuscules étaient en effet édités, réédités, traduits de plus en plus facilement depuis le début du XIXe siècle. Les presses mécaniques de Koenig et Bauer, qui avaient révolutionné le modèle gutenbergien, ont équipé les imprimeries parisiennes dès la fin des années 1820. Deux décennies plus tard, les presses à réaction, notablement perfectionnées par Marinoni, ont multiplié par quatre la vitesse d’impression. Dans le même temps, l’internationalisation croissante de la presse a également contribué à faire circuler les idées libérales et révolutionnaires. À partir de la première moitié du XIXe siècle, les journaux d’actualité se sont dotés presque systématiquement de correspondants étrangers. Les lettres des correspondants publiées par les grands titres faisaient circuler informations et idées en Europe et au sein de chaque pays, malgré la censure. Par exemple, un journal comme la Gazette d’Augsbourg disposait dans les années 1840 de cinq ou six correspondants permanents à Paris, qui relayaient les informations françaises outre-Rhin.

La meilleure diffusion des nouvelles était ainsi assurée par les journaux, qui allaient être aidés de ce point de vue par un recours croissant au réseau télégraphique après 1844. Cela contribue à expliquer que les mouvements insurrectionnels et révolutionnaires aient pu s’influencer mutuellement. En août 1830, les Belges sont entrés en révolte contre le royaume des Pays-Bas, après la représentation à Bruxelles d’un opéra d’Auber, La Muette de Portici, évoquant la révolte napolitaine de Masaniello contre les Espagnols au XVIIe siècle. Le spectacle a tourné à l’émeute urbaine puis à la révolution. Les insurgés s’inspiraient des journées des Trois Glorieuses à Paris (27-29 juillet 1830) : dans le cas des Belges, toutefois, il s’agissait non seulement de revendiquer un modèle politique plus libéral, mais aussi de construire un État-nation, ce qui fut chose faite avec la proclamation de l’indépendance de la Belgique en 1831. La même année, dans la préface de Feuilles d’automne, Victor Hugo mettait au jour les liens de filiation reliant entre eux les mouvements révolutionnaires qui naissaient alors en Europe : « Ça et là, sur la face de l’Europe, des peuples tout entiers qu’on assassine, qu’on déporte en masse ou qu’on met aux fers, […] et, pour les oreilles attentives, le bruit sourd que font les révolutions, encore enfouies dans la sape, en poussant sous tous les royaumes de l’Europe leurs galeries souterraines, ramifications de la grande révolution centrale dont le cratère est Paris. »

En 1848, les nouvelles relatives aux premiers bouleversements politiques qui ont caractérisé cette année cruciale pour l’Europe – d’abord l’insurrection de Sicile, en janvier, puis la révolution française de février – ont vite été connues et relayées sur le continent et au-delà. Les événements parisiens, qui ont conduit à la proclamation, à l’Hôtel de Ville, du gouvernement provisoire de la République le 24 février, ont provoqué l’afflux d’exilés politiques étrangers dans la capitale. Y sont ainsi revenus le révolutionnaire italien Giuseppe Mazzini (1805-1872) ou Karl Marx (1818-1883), qui avaient déjà séjourné en exil en France durant la monarchie de Juillet. Le Paris du printemps 1848 devenait ainsi une plaque tournante de l’exil européen, le gouvernement provisoire ayant levé les contrôles jusqu’alors très rigoureux qui pesaient sur les réfugiés. À ces déplacements d’hommes et de femmes à travers la France et l’Europe se surimposaient des circulations d’idées, d’images, de « répertoires d’action », pour reprendre la formule de l’historien américain Charles Tilly. Ainsi, la barricade a été popularisée comme le mode d’action privilégié : à Paris en février et en juin 1848, à Prague en juin 1848 ou encore à Rome en 1849… La diffusion des nouvelles et des images encourageait le recours au combat de barricade parmi les insurgés, comme en témoigne par exemple la circulation européenne d’une lithographie représentant un ouvrier insurgé à Paris, analysée par Ségolène Le Men. Cette image, d’abord publiée par le magazine français L’Illustration sous le titre « Esquisse des barricades de Paris », s’est trouvée réemployée et popularisée en Allemagne un mois plus tard sous le titre « Eine Barricade ». À Paris, comme à Berlin ou à Vienne, les insurgés ayant pris les armes sur les barricades ont partout fait l’épreuve d’une sévère répression qui a mis fin à l’élan de 1848.

Que nous dit ce survol du phénomène révolutionnaire durant la première moitié du XIXe siècle ? D’abord que la révolution a pu servir des causes diverses, qui ont évolué au fur et à mesure du temps : libéralisme, construction de la nation, promotion d’une république modérée ou favorable à l’égalité sociale… Certaines de ces causes pouvaient d’ailleurs entrer en contradiction ou même en conflit. Ainsi de la fracture qui a opposé en France, en juin 1848, les membres de l’exécutif, favorables à une République modérée, socialement conservatrice, et les ouvriers de l’Est parisien : ceux-ci s’étaient insurgés après la suppression de la grande mesure sociale du gouvernement provisoire, les « ateliers nationaux ». Karl Marx, observateur de la vie politique française et européenne, a commenté pour les journaux allemands « les luttes de classes en France », pour reprendre le titre du célèbre recueil publié à partir de ses articles en 1850.

L’ère des révolutions apparaît ainsi comme un temps décisif dans la constitution des « cultures politiques » dans l’Europe contemporaine et dans leur internationalisation. Même lorsque les révolutions d’inspiration patriotique visaient à jeter les bases d’un nouvel État, elles constituaient des phénomènes qui excédaient largement un tel cadre. Rien de plus transnational que la construction de la nation au XIXe siècle. Les révolutions s’inspiraient les unes les autres, à tel point que certaines ont été analysées comme formant un tout plus ou moins cohérent, à l’instar du « printemps des peuples » de 1848. À cet égard, ces cycles révolutionnaires du XIXe siècle et leur caractère transnational nous permettent aussi de comprendre le présent. En 2010-2011, s’ouvrait le cycle des révolutions arabes, vite qualifiées par leurs acteurs et par les médias de « printemps arabe » : il s’agissait par là de souligner les aspirations collectives à la liberté des peuples entrés en révolution, en faisant un clin d’œil à un passé pas si lointain. 

 

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