Après la tuerie perpétrée par Mohamed Merah, quand Le Monde des livres a demandé à l’écrivain Salim Bachi de se mettre dans sa tête et d’écrire un texte de fiction, celui-ci a provoqué des réactions très vives. « Indécent », disaient certains. « Inopportun », « immonde », « scandaleux », « une faute morale » se sont écriés lecteurs anonymes et intellectuels. Quelques jours après le carnage de Charlie Hebdo, on m’a proposé le même exercice et je m’y suis essayée. Avec sincérité, avec une véritable envie de comprendre ce qui s’est délité dans l’esprit de ces jeunes assassins. Je me suis documentée, j’ai écrit quelques lignes. Et j’ai renoncé. Non pas parce que j’ai peur des critiques. Pas parce que je suis lâche ou que je considère certains sujets comme tabous. Mais parce qu’il m’était impossible, en quelques heures, alors même que la France vivait des moments d’émotion et de recueillement intenses, de me livrer à un tel exercice. Ce portrait, si je dois l’écrire un jour, devra naître d’une véritable nécessité, d’une envie irrésistible d’affronter ce défi. 

Aux essayistes, comme aux écrivains, va bientôt revenir la tâche de prendre de la distance. De faire quelques pas en arrière pour apprécier ce qui se passe. Parce qu’elle est un immense espace de liberté, où l’on peut tout dire, où l’on peut côtoyer le mal, raconter l’horreur, s’affranchir des règles de la morale et de la bienséance, la littérature est plus que jamais nécessaire. Elle ramène de la complexité et de l’ambiguïté dans un monde qui les rejette. Elle peut ausculter, sans fard et sans complaisance, ce que nos sociétés produisent de plus laid, de plus dangereux et de plus infâme. Elle demande du temps dans un monde où tout est rapide, où l’image et l’émotion l’emportent sur l’analyse. Mais pour jouer pleinement son rôle, elle doit être à la hauteur d’elle-même et de ces idéaux. « La littérature est l’essentiel ou n’est rien. Cette conception ne commande pas l’absence de morale, elle exige une “hypermorale” », écrivait Georges Bataille. 

Quelques jours à peine avant la tuerie de Charlie Hebdo, c’est l’écrivain Michel Houellebecq, et son livre Soumission, qui faisait la une de la presse. Encore une preuve que la France est un pays où les écrivains comptent. Encore une preuve que la littérature est un espace de libre expression, que l’on soit ou non d’accord avec les propos que tient l’auteur. Qualifié de provocateur, d’apprenti sorcier, d’islamophobe, mais aussi d’immense écrivain ou de visionnaire, Houellebecq a suscité un débat très vif. Une question surgit alors : qu’en est-il de la responsabilité en littérature ? Un écrivain a-t-il à se montrer « responsable » face à la situation géopolitique d’un pays, face aux événements ? Doit-il s’autocensurer s’il sait que son propos risque d’embraser une société déjà à vif ? Je ne le crois pas. 

Un homme comme Salman Rushdie doit-il être considéré comme irresponsable ? Évidemment non. Faut-il accuser Kamel Daoud, menacé lui aussi par une fatwa, de mettre de l’huile sur le feu pour avoir osé dire ce qu’il pense du dévoiement de l’islam? Certainement pas. Le grand écrivain égyptien, Alaa El Aswany, attaqué deux fois, physiquement, par les Frères musulmans au Caire, ne serait-il qu’un provocateur ? C’est parce qu’elle peut tout dire que la littérature est un exercice si difficile. C’est parce qu’elle ne peut se contenter de pensées schématiques, de généralités, de clichés, qu’elle est importante et essentielle. 

Responsable non, mais honnête oui. Houellebecq, s’il est évidemment libre d’écrire ce qu’il veut, a tort de se cacher derrière une fausse position de neutralité. Avec nonchalance, il affirme que jamais un roman n’a changé le cours de l’histoire. Il a peut-être raison. Mais je reste persuadée que les lecteurs, eux, le peuvent. Si les romans ne changent pas le monde, ils modifient substantiellement la vision que l’on en a. Ils la questionnent, l’affinent, ils interrogent ce que l’homme sait du fait d’être. Lors des immenses manifestations qu’a connues la France le 11 janvier, combien d’anonymes, ici ou ailleurs dans le monde, tenaient à la main des livres de Voltaire, de Victor Hugo, d’Émile Zola, comme autant de signes que ces œuvres-là avaient, aussi, contribué à faire la France d’aujourd’hui ? 

À la sortie de mon roman, j’ai eu la faiblesse d’aller regarder ce qu’en disaient les réseaux sociaux. J’ai été atterrée par les messages haineux que me lançaient des contributeurs, clairement proches de l’idéologie islamiste. Au-delà de ce que je représente et de ce sur quoi j’écris, indépendamment du fait que je suis à leurs yeux une femme maghrébine vendue à l’Occident et une mécréante, mon plus grand crime pour eux était d’avoir écrit un roman. « Il y a un seul livre », s’insurgeaient-ils. « La littérature c’est la glorification du mensonge. » Ces fanatiques, ces barbares, incultes et ignorants, n’ont qu’un livre à brandir et ils l’ont mal lu. Dans le monde arabe, on compte 60 millions d’illettrés sur une population de 280 millions. Selon l’ALESCO (Organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences), chaque habitant ne consacre que six minutes par an à la lecture d’un livre et la grande majorité des livres édités parlent de religion. Tous les dictateurs arabes le savent bien : en éduquant les hommes, on prend le risque qu’ils vous renversent. Et qu’ils défilent un jour, un stylo à la main. 

 

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