Depuis quand joue-t-on ?

Probablement depuis les premiers temps de l’humanité. On a découvert, en Égypte, des pierres plates datant d’environ 3000 avant Jésus-Christ portant une spirale striée évoquant un serpent enroulé sur lui-même ; ces plateaux servaient au jeu de société du Mehen, une sorte de jeu de l’oie. On a aussi retrouvé, de l’Inde à l’Occident, des traces de jeux de dés à six ou huit faces du IIIe millénaire avant Jésus-Christ. Et des osselets en or dans la nécropole de Varna, en Bulgarie : habituellement, ces osselets étaient constitués à partir de l’astragale du mouton. Dés et osselets servaient à des jeux de hasard, mais aussi à consulter les oracles, autrement dit à -interroger les dieux.

Le jeu est-il universel ?

On en trouve des traces aussi bien en Asie qu’en Afrique, même si ces dernières sont moins fournies parce qu’on y utilisait des matériaux traditionnels éphémères. Et le continent américain jouait bien avant l’arrivée des Européens, notamment à des jeux de balle violents où le perdant laissait la vie.

Pourquoi joue-t-on ?

Le jeu est un amalgame passionnant des sentiments les plus divers et des passions les plus extrêmes. Le philosophe Colas Duflo en a donné la définition qui me paraît la plus pénétrante : il estime que le jeu définit une clôture ludique, un temps suspendu en dehors du temps habituel et quotidien, un temps sur lequel on a prise, on commence et on s’arrête quand on veut, même si cette maîtrise peut être une illusion.

Le jeu a-t-il toujours fait l’objet d’interdits ?

Oui. Les grands législateurs qu’étaient les Romains ont tenté de réglementer les jeux d’argent et notamment les paris autour des courses de chars, ancêtres lointains des paris sportifs. Quand on mêle le hasard et l’argent, on soulève une double méfiance : utiliser à des fins profanes des instruments servant aux pratiques sacrées, c’est commettre un blasphème. Mais jouer, c’est aussi distraire pour des activités futiles du temps au travail, à la prière et aux bonnes œuvres. Les religions chrétiennes et l’islam ont été les plus sévères avec les jeux.

À partir de quelle époque les jeux se sont-ils développés en Europe ?

À partir du xvie siècle, avec la Renaissance et les grandes découvertes. Cette explosion ludique est liée à l’accroissement de la circulation des personnes et des flux commerciaux. Les marchands, comme les pèlerins et les soldats, sont de puissants vecteurs des jeux. Sont alors arrivés en Europe de nombreux jeux venus d’ailleurs, particulièrement d’Orient. L’essor de l’imprimerie a aussi compté dans leur diffusion.

Quels types de jeux ont pris de l’ampleur ?

Le xvie siècle a beaucoup pratiqué des jeux à la limite du sport comme le jeu de paume et autres jeux de balle hérités des jeux de guerre du Moyen Âge. Mais, progressivement, avec ce que le philosophe Norbert Elias a appelé la « civilisation des mœurs », ces jeux vont s’effacer. À la figure du gentilhomme guerrier se substitue celle du courtisan qui ne peut se montrer suant, soufflant et ébouriffé.

Les femmes ont-elles joué un rôle dans cette évolution ?

Les reines et les princesses ont encouragé la pratique de jeux moins rudes qui n’obligeaient pas à s’agiter et ne se jouaient pas dans des tenues jugées indécentes, comme le jeu de mail [proche du croquet], introduit en France par Catherine de Médicis, ou encore le croquet et le billard. On voit aussi émerger des jeux d’adresse physique – quilles, billes… – et même de réflexion comme les dames et les échecs, très prisés dès le Moyen Âge. Les cartes qui mêlent le hasard et la réflexion sont apparues en Europe entre le xive et le xve siècle ; elles ont vite obtenu un très grand succès.

Comment sont nées les grandes loteries ?

Au xve siècle, aux Pays-Bas qui étaient sous domination espagnole, et en Italie du Nord, deux zones marquées par le maniement de l’argent et la présence de grands marchands et de banquiers. François Ier importe en France le modèle italien de la loterie. Mais le royaume, alors massivement rural, ne constituait pas un terrain propice aux jeux d’argent : les billets de cette première loterie n’ayant pas été achetés en totalité, elle n’a jamais été tirée. Louis XIV a également tenté d’organiser des loteries ponctuelles pour financer la construction d’un pont ou d’un bâtiment, mais elles n’ont pas mieux fonctionné, les billets étaient souvent trop chers. En revanche, il existait à la cour de Louis XIV des loteries privées, au moyen desquelles le roi distribuait à ses courtisans des bijoux, de l’argent, des cadeaux.

Quelles différences existe-t-il entre les loteries en France et chez nos voisins ?

En Italie ou aux Pays-Bas, elles ont d’abord été organisées par les villes. En France, elles ont dès le début été placées sous l’égide d’un monopole : l’État s’est fait -régulateur puis opérateur de jeux.

Quand ont-elles commencé à avoir du succès ?

Au xviiie siècle. Une loterie a été organisée en 1757 pour contribuer à la construction de l’École militaire ; puis la loterie royale a été créée entre 1774 et 1776. Il a fallu au préalable un long travail de mise au point. Casanova s’est vanté d’avoir introduit le modèle mathématique du lotto génois en France. En réalité, il a probablement conseillé un petit groupe de scientifiques parmi lesquels se trouvait le mathématicien d’Alembert : ceux-ci ont défini les paramètres qui permettaient l’organisation de loteries profitables à l’État.

On a assisté à une longue éclipse des loteries au xixe siècle. Pourquoi ?

C’est une autre différence par rapport à nos voisins. La Révolution française avait transformé la Loterie royale en Loterie nationale. En 1793, celle-ci a été supprimée parce que les conventionnels trouvaient cette activité immorale. Les loteries ont été rétablies au moment du Directoire, car les caisses étaient vides. À partir de 1833, sous la monarchie de Juillet, les loteries ont été progressivement supprimées sous l’influence d’un ordre moral qui a persisté jusqu’à la IIIe République.

Dans quelles circonstances, la loterie nationale a-t-elle été rétablie ?

En 1921, il fallait trouver de l’argent pour les « gueules cassées », ces soldats mutilés et défigurés de la Première Guerre mondiale. Et c’est en 1933 que la Loterie nationale a été définitivement rétablie par une loi de finances. Aujourd’hui encore, les militaires blessés en opération bénéficient de l’appui financier de l’association des Gueules cassées ; mais, au-delà de cette cause, l’État a réalisé que les jeux représentaient une grande source de revenus. Il s’est donc adapté à leur démocratisation, par exemple avec la création du Loto. La tutelle d’État a perduré avec le monopole de FDJ sur les loteries et du PMU sur les courses hippiques, mais, en 2010, la France a été contrainte par l’Europe d’ouvrir à la concurrence privée le marché des jeux en ligne.

L’addiction au jeu est-elle ancienne ?

Quelques témoignages existent sur le sujet à l’époque du Moyen Âge, mais les sources sont plus abondantes concernant la cour de Louis XIV. Pour occuper ses courtisans, le roi les encourageait à jouer à des jeux d’argent alors qu’il les interdisait dans le pays. On jouait des sommes folles à la cour. De nombreux souverains ont d’ailleurs été des joueurs invétérés, tel le brave Henri IV, qui se faisait régulièrement plumer par des joueurs professionnels italiens, son ministre Sully le morigénant avant d’acquitter ses dettes. Son fils Louis XIII, qui était très pieux, n’aimait pas le jeu. Pas plus que Louis XVI, qui ne jouait qu’au billard et se désespérait du goût pour les jeux d’argent de Marie-Antoinette mais aussi de ses frères – le comte d’Artois, futur Charles X, et surtout le comte de Provence, futur Louis XVIII.

Existe-t-il une sociologie des joueurs réguliers ?

Le poker est souvent pratiqué par des hommes jeunes, plutôt fortunés. D’une manière plus générale, les hommes jouent davantage au loto et les femmes aux jeux de grattage, sans que l’on sache vraiment pourquoi. Aujourd’hui, FDJ et le PMU sont tenus de consacrer 0,02 % de leurs bénéfices à la recherche sur le jeu, des recherches souvent orientées sur les facteurs sociologiques et psychologiques des comportements d’addiction. Dites-moi à quel jeu vous jouez et dans quelles proportions, je vous dirai qui vous êtes !

Les jeux ont-ils un rôle éducatif ?

Les psychologues et psychanalystes, à commencer par Donald Winnicott, le pensent depuis longtemps. Les jeux peuvent aussi être utilisés à des fins pédagogiques. Ce n’est pas nouveau, les serious games remontent aux xvie et xviie siècles : Richelieu, qui connaissait les travaux des religieux pédagogues d’Europe centrale, a encouragé l’introduction de jeux de cartes pédagogiques en France pour servir à l’instruction des enfants royaux. De nos jours, ce courant déborde sur le phénomène que l’on appelle la « gamification » de la société.

C’est-à-dire ?

L’idée est d’utiliser le plaisir ludique dans des techniques de direction des ressources humaines mettant en compétition les employés d’une entreprise, ou dans des pratiques marketing, pour mieux vendre et fidéliser les clients. Cette gamification des activités professionnelles me paraît dangereuse.

D’où vient la prolifération contemporaine des jeux de hasard et d’argent ?

Les vecteurs de diffusion se sont considérablement diversifiés avec les jeux vidéo, secteur en crise aujourd’hui, et toutes sortes de plateformes sur Internet où de nombreuses personnes assistent et commentent des parties en cours. Le sociologue Nathan Ferré a consacré sa thèse à l’essor de ce phénomène à travers la plateforme Twitch. On observe également le développement d’un nouveau type de jeux, les Jonum, les jeux à objets numériques monétisables, qui combinent certains principes des jeux vidéo, des paris et des achats d’objets virtuels en échange de cryptomonnaies. C’est un véritable déferlement, qu’illustre le succès de la start-up française Sorare. Les géants du Net s’intéressent de près à ce phénomène qui a fait l’objet d’un ajustement législatif validé par le Conseil constitutionnel.

Que dit cette extension infinie des jeux de la société dans laquelle nous vivons ?

Il est certain que les loisirs et le divertissement ont pris une grande part dans le capitalisme contemporain. Ils ont donné naissance à une industrie florissante. La phase actuelle, avec la dématérialisation et la fragmentation des pratiques ludiques, est d’une telle complexité qu’il me semble que seuls les sciences dures et leur modèle des systèmes complexes dynamiques peuvent nous aider à renouveler notre regard sur les jeux en insistant sur leurs interactions constantes. Reste que la dématérialisation n’a pas fait disparaître les jeux de société traditionnels. Au moment du confinement, on a beaucoup joué aux petits chevaux. Le Scrabble et le Monopoly sont parmi les jeux qui se vendent le plus en France. Les jeux de société représentent un chiffre d’affaires très important, en progression depuis dix ans ; et dans ce secteur, la France a même dépassé l’Allemagne, fabricant traditionnel de jeux. 

 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER

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