Quelle réflexion vous inspire la notion de mensonge politique ?

Nous sommes voués, comme citoyens, à nous situer toujours quelque part entre un cynisme désabusé (« Tout le monde ment ! ») et un angélisme qui voudrait que chacun soit sincère et vrai en face de tous, constamment. L’historien s’intéresse forcément aux ressorts, honorables ou pervers, qui peuvent conduire à mentir et en tout cas à ne pas vouloir tout dire. Voyez Voltaire : « Le mensonge n’est un vice que lorsqu’il peut faire du mal, c’est une grande vertu quand il fait du bien. » Reste à savoir ce qu’est « le bien »… Je préfère le mot d’Alain : « Le mensonge consiste à tromper, sur ce qu’on sait être vrai, une personne à qui on doit cette vérité-là. » Problème : à qui la doit-on, hic et nunc ? 

Cette nécessité de cacher a souvent été théorisée.

Machiavel a l’expression la plus vive dans Le Prince : « à celui qui a mieux su faire le renard, ses affaires vont mieux ». Je vous renvoie surtout à l’étonnant petit livre de Jonathan Swift, L’Art du mensonge politique, publié en 1733 et que Jean-Jacques Courtine a récemment réédité. Ouvrage ironique qui prétend faire l’apologie du mensonge en proposant des règles pratiques pour que celui-ci soit fécond. Cynisme affiché ? Moralisme caché ? On ne sait pas… L’auteur appelle notamment à recruter des « sociétés de menteurs » : les « spin doctors » d’aujourd’hui. Notez que cet opuscule est lui-même une métaphore : Swift le présente comme annonçant un traité sur le mensonge dont il sait qu’il ne paraîtra jamais et il le signe alors que c’est son ami John Arbuthnot, en réalité, qui l’a écrit…

Existe-t-il une spécificité du mensonge dans les régimes totalitaires ?

Le mensonge, comme l’a observé Hannah Arendt, y est à la fois plus facile et plus dangereux. Plus facile parce que le régime dispose de tous les moyens pour le répandre à satiété. Plus dangereux parce que lorsqu’il est découvert, il peut déstabiliser le pouvoir. Prenez l’exemple de Katyn et de l’assassinat de plus de 20 000 membres des élites polonaises sur ordre de Staline en 1940. Les Soviétiques ont attribué leur crime aux nazis. La force du mensonge totalitaire a été telle que ce dernier a survécu longtemps, jusque dans nos manuels des années cinquante. Il a fallu attendre Gorbatchev et la glasnost (« transparence ») pour que Moscou reconnaisse enfin la vérité.

Les démocraties ont participé durant des années à cette gigantesque fable. En 1943-1944, Churchill et Roosevelt apprennent qui sont les auteurs du crime. Ils se taisent, parce que les Soviétiques sont leurs alliés. Le rapport du Bureau de la propagande britannique est éloquent. Churchill l’adresse à Roosevelt. On y lit : « C’est une histoire cruelle mais qui ne sera pas diffusée parce que l’affaire est sans importance pratique. » Conclusion : « Notre tâche est d’aider à faire que l’Histoire enregistre l’incident de la forêt de Katyn comme une tentative sans importance [sic] des Allemands pour retarder leur défaite. » C’est du Swift : « L’art de faire accroire des mensonges salutaires pour quelque bonne fin » !

Les systèmes démocratiques procèdent-ils différemment ?

La grande différence, c’est que le mensonge n’y a pas une source unique. Il est pluriel. Les contrevérités coexistent en concurrence. Elles sont donc moins solides et en butte à des moyens d’investigations plus efficaces : ceux des juges, des journalistes. Le mensonge n’est jamais complètement protégé ou sûr de l’être. 

L’affaire Dreyfus est un cas instructif. Il y a au départ une erreur (facilitée par l’antisémitisme de ces milieux), qui s’est muée en mensonge délibéré. Les chefs militaires, même après avoir découvert leur erreur, ont choisi de persévérer au nom de la raison d’État : il ne fallait pas montrer de signes de faiblesse en face de l’Allemagne ! Pourtant la vérité a triomphé. Le magnifique combat des dreyfusards a consisté, en l’occurrence, à convaincre l’opinion publique que le mensonge était insupportable puisqu’il aboutissait à accabler un innocent, en contradiction violente avec les droits de l’homme fondant la démocratie. 

Quels sont les terrains de prédilection du mensonge politique ?

Ce sont toujours les mêmes, comme ceux de la rumeur : la santé, l’argent et, dans les pays puritains surtout, la vie sexuelle. La santé des présidents est un sujet topique. Le cas de Roosevelt est saisissant. Le fait que la poliomyélite l’ait rendu invalide a été dissimulé au public. Par un accord tacite, la presse, les photographes et les actualités cinématographiques n’ont jamais rien dit ou montré de son handicap et de son appareillage. 

De même a-t-on attendu la mort de Churchill pour que son médecin, Lord Moran, révèle qu’il était intellectuellement diminué, sous l’effet de congestions cérébrales, à la fin de son dernier mandat de Premier ministre. Dans le cas de Pompidou, frappé d’une maladie rare et mortelle, jusqu’au bout on a menti au pays (et peut-être à lui-même…). Les débats sur les mensonges puis les révélations du docteur Claude Gubler, médecin de François Mitterrand, ont incarné cette question avec un éclat particulier. Ses communiqués semestriels ont menti sans relâche. Quel aurait été l’avantage pour le pays à ce que soit connu le cancer de Mitterrand dès que celui-ci l’a appris, fin 1981, et qu’on lui a annoncé (à tort !) sa mort prochaine ? Il n’aurait plus pu gouverner. Le jugement dépend alors directement de celui qu’on porte sur l’entièreté de son règne de quatorze ans… D’autre part, après le départ puis la mort de Mitterrand, Gubler devait-il continuer à se taire ? Pour avoir publié l’histoire dans un livre et violé le secret médical, il a été condamné en France avant d’être blanchi par la Cour européenne des droits de l’homme, celle-ci jugeant que la vérité concernant tout un peuple devait, en l’occurrence, au moins après coup, triompher : affrontement entre deux regards opposés sur le mensonge d’État. 

Dans le cas du « Je vous ai compris ! » du général de Gaulle, exprimé devant les Français d’Algérie en 1958, diriez-vous qu’il s’agit d’un mensonge ?

Ah non ! En fait on peut estimer qu’il les avait vraiment compris… Cela ne veut pas dire qu’il les ait approuvés in petto. « Je vous ai compris : je sais ce qui s’est passé ici, je vois ce que vous avez voulu faire… » Il n’a pas dit : Vous avez raison, je défendrai à tout jamais l’Algérie française ! Ruse, oui, mensonge, non. Je pense – je parle à gros traits – qu’il a longtemps caché ce qu’il pensait pour éviter une guerre civile ou une dictature militaire. Il l’a fait pour permettre à l’opinion, en métropole, d’évoluer dans le sens qui lui semblait conforme à l’intérêt national. 

Vous êtes tout à la fois un historien et un ancien ministre. Le passage d’une fonction à l’autre vous a-t-il fait évoluer sur la question du mensonge ?

L’historien, tranquille dans sa tour d’ivoire, se doit de faire émerger, après coup, toute la vérité possible, dans la ligne des questions qu’il se pose et qui peuvent évoluer au fil du temps. Quand j’ai été secrétaire d’État au Commerce extérieur, en revanche, j’étais responsable d’une diplomatie économique. La diplomatie se nourrit d’arrière-pensées autant que de sincérités. Je présentais le bon profil des choses, en oblitérais certaines. Était-ce mentir ? En réalité, il n’y a pas de solution de continuité, dans ce genre d’action, entre la vérité absolue et le mensonge complet ; c’est par glissements successifs que l’on passe de l’un à l’autre. Il n’en faut pas moins se fixer nettement le point qu’on ne doit pas franchir. Ce n’est pas toujours facile, mais c’est indispensable.

Pour tout dire, je me méfie de ceux qui brandissent, en politique, l’oriflamme de la vérité tout de suite et toujours. Dans la vie publique, distinguons entre les mensonges délibérés, contraires à l’éthique civique, et les mensonges par omission, disons les dissimulations provisoires. Il est impossible de gouverner derrière un verre. Ensuite à chacun de jouer son rôle ; en démocratie, une tension existera toujours, notamment entre ceux qui ont vocation à dissimuler, par exemple les services secrets – dans leurs investigations et actions –, et ceux dont la tâche consiste à dévoiler des faits répréhensibles, puisque la raison d’État risque toujours de cacher des turpitudes individuelles.

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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