Quelles sont les grandes mutations observées sur la scène pétrolière ?

Le paysage énergétique mondial connaît une mutation radicale : selon le rapport de l’Agence internationale de l’énergie du 13 mars dernier, les États-Unis sont devenus en 2014 le premier producteur mondial de pétrole (12,5 millions de barils par jour [mbj]) devant l’Arabie saoudite (9,5 mbj) et la Russie (10,9 mbj). La production d’or noir y est plus élevée que prévu et augmente d’au moins 1 mbj par an depuis 2010 en raison de la révolution du pétrole de schiste et du gaz de schiste. 

La multiplication des forages a été favorisée par la politique monétaire généreuse de la Réserve fédérale (la banque centrale des États-Unis) ; elle est motivée, au plan politique et stratégique, par la volonté énoncée dès 2012 d’atteindre en dix ans l’indépendance énergétique, en se coupant des régions pétrolières troublées de la péninsule Arabique. La production américaine va donc continuer d’augmenter et, si le Congrès l’autorise, les États-Unis pourraient devenir le premier exportateur net de pétrole en 2020, devant l’Arabie saoudite. En combinant pétrole, gaz et charbon, les États-Unis sont le premier acteur du marché de l’énergie, libellé en dollars. 

Quel but poursuivent les Saoudiens en favorisant l’écroulement des prix ?

La maison des Saoud a voulu enrayer cette concurrence agressive en lâchant les prix (moins 60 % en un an), à un niveau tel que la rentabilité des forages serait compromise. Elle a donc refusé, pour la première fois, de servir de variable d’ajustement et de diminuer sa production. La vitesse de développement des hydrocarbures non conventionnels a été sous-estimée par Riyad. La baisse des prix permet à l’Arabie saoudite de maintenir et d’accroître ses parts de marché en Asie, la Chine étant son premier client.

Existe-t-il un accord entre Riyad et Washington ?

Non, au contraire, il s’agit d’une concurrence économique frontale. De plus, les pays du Golfe sont inquiets de l’accord en voie de finalisation entre Washington et Téhéran sur le nucléaire ; cette normalisation des relations vaudrait reconnaissance par les États-Unis du rôle de l’Iran comme puissance régionale, de l’Afghanistan au Liban. Perspective inacceptable pour le monde arabe sunnite dirigé par Riyad, qui renforce sa main avant l’inévitable négociation avec Téhéran sur l’avenir du Moyen-Orient, après un accord sur le nucléaire. Lequel pourrait être mis en cause par une réaction militaire du nouveau gouvernement israélien.

De Roosevelt à Obama, quelles sont les inflexions de la stratégie vis-à-vis de Riyad et des pays du Golfe ?

Les États-Unis avaient fondé leur politique en Orient sur un schéma « pétrole contre sécurité ». Conclu pour soixante ans le 14 février 1945 entre Roosevelt, de retour de Yalta, et Ibn Saoud sur le croiseur Quincy, ancré à Port-Saïd, l’accord a été renouvelé par Bush en 2005. 

En fixant un objectif d’indépendance énergétique et en tendant la main à l’Iran, Obama a remis en cause le dogme selon lequel l’Arabie saoudite serait l’un des intérêts vitaux des États-Unis. Et il n’a pas oublié que la grande majorité des terroristes du 11-Septembre étaient saoudiens. Les relations avec l’allié israélien se dégradent. En Irak, les intérêts américains et iraniens convergent au plan militaire pour détruire Daech. En Syrie, les Saoudiens, attachés à la chute du régime alaouite, ont critiqué la non-­intervention militaire du Pentagone, lequel informe Damas de son plan de frappes contre Daech. 

Y-a-t-il encore une « pax americana » ? Un modèle d’équilibre de l’extérieur (offshore balancing) est-il en train de s’imposer, où les puissances régionales (Arabie saoudite, Iran, Égypte, Israël) seraient responsables d’un futur ordre multipolaire régional ? C’est bien sûr la marche à suivre, y compris pour l’Europe qui, pas plus que les États-Unis ou la Russie, n’a les moyens de mettre fin à cette nouvelle guerre de trente ans.

Quel est l’impact de cette nouvelle donne sur la Russie et l’Iran, en termes de perte de puissance de ces pays ?

Le budget de l’Iran est fondé sur un prix de 130 dollars le baril. Sans les sanctions, le pays pourrait doubler ses exportations d’or noir ; d’où l’insistance de Téhéran pour que celles-ci soient levées rapidement. Le message saoudien est que l’Iran, du fait de ses interventions dans le monde arabe via les chiites (Irak, Bahreïn, Syrie, Liban), ne mérite pas un tel accord. Devant le Conseil consultatif du royaume, le prince Saoud al-Fayçal, ministre des Affaires étrangères, a demandé aux Occidentaux de « ne pas court-circuiter les intérêts des États de la région en faisant miroiter à l’Iran des bénéfices dont il ne pourra pas jouir sans qu’il coopère avec les pays de la région ».

Quant à la Russie, qui a refusé l’offre saoudienne d’une diminution concertée de la production d’or noir, elle est affectée par la chute des cours (son budget est équilibré à un niveau de 110 dollars le baril) et par les sanctions occidentales. Un diplomate de Riyad a affirmé que la baisse des prix pouvait constituer un moyen de pression sur Moscou pour favoriser un départ négocié de ses clients du clan Assad et qu’il convenait de ne pas se priver de ce levier. 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

 

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