Le grand choc des idéalistes et des réalistes
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Dans l’histoire des idées politiques, deux lignes de force opposent les philosophes qui, mécontents de la société réelle, proposent une cité idéale et ceux qui proposent un comportement idéal dans une société dont ils savent qu’elle n’est jamais idéale, mais toujours réelle.
Les intellectuels s’inscrivent souvent dans le premier lignage. Ils se mettent sur les rangs pour penser, certes, et c’est un beau prétexte, une excellente justification, mais aussi et surtout pour penser en courtisans qui pourraient bien, si leurs projets aboutissaient, profiter en satrapes du pouvoir très réel et très concret. On imagine ce qu’aurait été la vie de Sartre et Beauvoir dans une France gouvernée par un Néron bolchevique ! On imagine aussi ce qu’aurait été celle de Camus…
Faisons l’histoire de ce double lignage qui, côté cité idéale, rassemble la république de Platon, le glaive de saint Paul, la cité de Dieu d’Augustin, l’Utopie de More, la Cité du soleil de Campanella, le contrat social de Rousseau, la cité communiste de Marx, l’État marxiste-léniniste de Sartre…
Côté comportement idéal, dans quelque cité que ce soit, fût-ce la cité voulue par Platon, Paul, Augustin, etc, on trouve : l’ironie de Socrate, le tonneau de Diogène, le jardin d’Épicure, les partouzes ontologiques des gnostiques licencieux, la résistance à la servitude volontaire de La Boétie, l’humour de Voltaire, le rire du Zarathoustra de Nietzsche, la cabane de Thoreau au bord du lac de Walden, le contre-modèle de la Méditerranée solaire de Camus.
Dans sa République, Platon dit vouloir la justice, mais il la définit comme la forme politique dans laquelle chacun est à sa place : les gouvernants gouvernent, les prolétaires travaillent pour nourrir les gouvernants qui les oppriment et la caste des guerriers et des militaires qui les empêchent de vouloir que leur destin serve à autre chose.
Le philosophe grec fournit un modèle politique à tous ceux de son lignage : Alain Badiou a récemment publié La République de Platon, une fausse traduction qui s’avère une réelle adaptation contemporaine, pour dire tout le bien qu’il pense de cet État totalitaire qui fait l’éloge du mensonge, marie les femmes et les hommes dans une perspective eugéniste en truquant les tirages au sort, supprime les enfants mal conformés, expulse les poètes de la cité, décide du détail de la vie quotidienne (nourriture, horaires, vêtements, loisirs, sexualité, usages du corps), sélectionne les élites qui dominent les masses, éduque de façon autoritaire et idéologique, met les femmes en commun, organise les fêtes, ferme la cité et mène la guerre contre les autres, transformés en ennemis…
On retrouve ce programme totalitaire dans la totalité des œuvres de ce lignage : dans son Utopie (1516), Thomas More ajoute une défense des guerres de colonisation, une gestion des déplacements par passeports, une exportation des pauvres, un refus du maquillage, l’achat de condamnés à mort pour travailler, l’unification des cultes, la main mise sur les architectures privées autant que publiques. Tommaso Campanella peaufine la chose dans La Cité du soleil (1623).
Qui dira que ces projets n’ont pas inspiré les nazis avec leur eugénisme totalitaire, leur bellicisme, leur négation de l’individu, leur célébration de la communauté dans laquelle se dilue la personne, leur gestion du détail de la vie des gens ? Même chose avec le marxisme-léninisme avant lui, soucieux lui aussi d’un « homme nouveau ». Rousseau n’aura pas été pour peu, ni la Révolution française dans sa version jacobine, dans le passage à l’acte de ces folies philosophantes. Sartre eut le projet d’écrire un Robespierre, acteur chéri par Badiou, et sa Critique de la raison dialectique fut au xxe siècle l’épais manuel indigeste de ceux qui mirent le crime au service de ce qu’ils appelaient la Vertu.
Ce lignage idéaliste, qui ferait volontiers périr le réel quand il n’obéit pas à leurs coquecigrues théoriques plutôt que de revoir leurs fantasmes philosophants à la baisse, est flanqué d’un lignage réaliste qui n’est pas contre l’idée, pourvu qu’elle soit au service du réel plutôt que l’inverse. On ne philosophe pas moins de ce côté-là de la barrière, mais on y trouve moins de vent et de fumée, moins de délire et de concepts, moins de sang et de barbelés aussi.
Socrate n’a pas été mis à mort par hasard : les gens de pouvoir n’aiment ni les gens libres ni les paroles libres. Or la liberté est la chose du monde la moins bien partagée. Diogène fut son compagnon de route avec son ironie libertaire. Alexandre possède le monde, mais il ne possède pas Diogène, donc il ne possède rien.
Cette façon de faire est aussi une politique, mais elle économise la mythologie du grand changement au profit de la réalité des petites destructions du grand colosse qui finit par s’écrouler un jour. La Boétie formule le mode d’emploi de cette politique libertaire : ne pas consentir au pouvoir qu’on estime injuste, car il n’est que parce que nous le voulons – ou, plutôt, parce que nous ne voulons pas qu’il ne soit plus.
Contre la cité de Dieu d’Augustin, les gnostiques licencieux du début de notre ère veulent des communautés libertines où le corps est la voie d’accès au divin : il suffit d’organiser cette orgie politique contractuelle dans des espaces libertaires. Épicure avait lui aussi affirmé que l’on pouvait créer dans la cité corrompue la cité idéale à laquelle on croit en l’incarnant concrètement : les communautés épicuriennes ont existé pendant presque dix siècles. En son temps, Nietzsche a désiré cette communauté ; Thoreau l’a créée avec les transcendentalistes américains. Quant à Camus, pour lutter contre l’Europe fasciste des années trente, il voulait faire irradier le soleil méditerranéen sur le Vieux Continent qui allait en s’obscurcissant. Le noir a tout recouvert. Mais il reste toujours pour chacun la possibilité d’une vie solaire – voilà une autre façon de faire de la politique.
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