Je suis profondément convaincu qu’il existe à Verdun un genius loci, un esprit des lieux où le mal, le pire du mal, et le plus beau se rejoignent. Pour le chef d’état-major Falkenhayn, il fallait que les Français meurent dans le sang. Il savait que son plan allait échouer, mais il l’a maintenu pour ne pas perdre la face. Une horreur. On en éprouverait de la sympathie pour Pétain. Ce cynisme a coûté la vie à des centaines de milliers de jeunes soldats des deux côtés. Ce que fit Falkenhayn était un crime de guerre.

Voilà pour le pire. Mais la poignée de main entre Kohl et Mitterrand à Douaumont, en 1984, c’est le plus beau. Verdun est un lieu très européen. La coopération européenne au-delà des tombeaux, c’est devenu une réalité très actuelle. Verdun nous montre où peuvent nous mener l’ultranationalisme et le cynisme en politique. Chaque fois que je suis là, je me sens confirmé dans mon rôle. Je sais pourquoi je fais mon travail. C’est un lieu de mémoire et un lieu de rappel.

La Première Guerre mondiale, la « Grande Guerre », comme vous dites, vous les Français, marqua la confrontation d’une génération d’hommes éduqués dans un esprit du xixe siècle. Les militaires se voyaient comme des chevaliers combattant l’ennemi pour la bonne cause, avec une bonne dose de romantisme. Or tous ces jeunes furent confrontés à la technologie froide et à l’industrialisation de la guerre. Aucun n’était préparé à cette épreuve, pas plus les victimes que les survivants qui, au sortir de cet enfer, ont été livrés à eux-mêmes sans qu’on sache les accompagner. Verdun est le symbole d’une guerre qui a « psychiatrisé » une génération entière de soldats dans toute l’Europe, mais aussi aux États-Unis ou en Australie, une génération perdue comme a dit Hemingway, traumatisée, et j’insiste : psychiatrisée.

 

Je me souviens comment Verdun m’est apparu par hasard, dans ma jeunesse, en 1975. J’avais vingt ans. à Würselen, ma ville, le fabricant Singer travaillait avec une entreprise de Sedan. Un camarade, chauffeur chez Singer, se rendait une fois par mois là-bas pour des livraisons. Un jour il m’a lancé : « Schulz, toi qui parles français, viens avec moi. » Je l’ai accompagné. Une fois à Sedan, je lui ai proposé de pousser jusqu’à Verdun. Nous sommes montés à l’ossuaire. La vision qui m’est apparue ne m’a plus quitté. Ce champ de croix blanches, ces caves remplies d’os. (Martin Schulz s’interrompt et soupire profondément.) Les frères de mon père et mon grand-père maternel s’étaient battus là. Mon père, lui, était né le 20 janvier 1912 dans la Sarre, à la frontière franco-allemande. Toute sa vie il m’a raconté que l’année de ses quatre ans, sa mère lui disait : « Écoute le tonnerre. Ils tirent à Verdun. » Il n’avait que quatre ans mais s’est souvenu toute sa vie de ce bruit sourd. C’est une mémoire familiale. Le grondement des canons était si intense qu’on l’entendait de très loin, un vrai tremblement de terre.

J’ignore si la mémoire de Verdun a été détournée par les nazis. Hitler parlait du « coup de poignard dans le dos » des criminels de novembre, allusion au gouvernement allemand qui avait signé le traité de Versailles à l’automne 1918, alors que notre armée était encore engagée en France sur des centaines de kilomètres. Hitler fustigeait les criminels juifs de gauche qui avaient, selon lui, trahi Berlin. Mais à mes yeux, la bataille de Verdun détruit ce mythe d’une armée allemande invaincue sur le terrain, et des juifs traîtres.

Je suis un grand lecteur d’Ernst Jünger, un homme de droite pour qui j’ai un grand respect. Son livre Orages d’acier est la tentative d’un jeune homme cherchant à dominer sa terreur par l’héroïsme. Mais plus Jünger a vieilli, plus il a pris de distance avec son œuvre, sans jamais la renier. Il a commencé à comprendre que cette expérience de Verdun l’avait changé au point de transformer sa personnalité. Il a surtout reconnu que le soldat français avait subi la même épreuve que le soldat allemand. Une conviction s’est imposée à lui : les adversaires que nous étions, forcés de nous entre-tuer, formaient une génération liée par un destin commun, un sort partagé. Nos sangs s’étaient mélangés.

Dès lors, maintenir les clivages entre nous n’avait pas de sens et Jünger l’a compris. Il fut invité par Kohl et Mitterrand à Douaumont lors de leur fameuse poignée de main de 1984. Il prononça aussi un discours à la mairie de Verdun. Ce sont les combattants de Verdun comme lui, les vieux, ceux qui ont connu l’effroi, qui ont été les artisans du rapprochement en disant : il faut comprendre ce qu’ont vécu les Français à Verdun. Jünger est très représentatif de cet état d’esprit. Un siècle après ces tueries, je crois qu’il faut montrer les tombeaux aux enfants, les caves avec les os. Il faut leur dire : s’il n’y a pas de respect mutuel, si la haine domine, si le nationalisme gagne, il n’est pas sûr que cette tragédie se reproduise, mais il n’est pas exclu qu’elle arrive de nouveau. 

Conversation avec ÉRIC FOTTORINO

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