La bataille de Verdun incarne pour les Français la guerre de 14-18 dans toute son intensité et son horreur. Pouvez-vous nous en dresser un bilan politique et humain ?

Les pertes humaines sont considérables. Un peu plus de 300 000 soldats meurent sur ce champ de bataille en 1916 : 163 000 Français et 143 000 Allemands. Mais vous devez prendre en compte les disparus et les blessés pour mesurer l’ampleur du sacrifice. Les historiens considèrent qu’il y a 700 000 pertes au total. Voilà pour le bilan humain, en sachant que cette comptabilité macabre est approximative.

Après les combats, les offensives et contre-offensives, le paysage est pour sa part dévasté. La polyculture qui préexistait autour de Verdun n’est plus. La bataille laisse un paysage lunaire où les trous d’obus se touchent tous. Ce sont 17 000 hectares, rien que sur la rive droite, qui sont meurtris, explosés, encore aujourd’hui. Des villages ont entièrement disparu comme Vaux, Fleury, Douaumont, Ornes, Haumont, Cumières… Ce territoire est devenu absolument inutilisable. Si vous creusez, vous tombez sur des os, des obus. Pour le déverminer, il faudrait un travail gigantesque que la pression économique, démographique, trop faible, ne rend pas indispensable. Cette zone s’est finalement reconstruite comme un espace de mémoire, comme un immense champ des morts.

Vous décrivez un engagement total, mais pour quel gain ?

Tout ça, je dirais finalement… pour rien. Stalemate comme disent les Anglais. Vous faites jeu nul. Aucun des deux belligérants n’a fait de grandes conquêtes. Ce qui reste, c’est la fierté d’avoir tenu, d’avoir montré que les Français sont de bons soldats – ce dont les Allemands doutaient au départ, mais qu’ils finissent par reconnaître. Le bilan est tout de même très mince… En réalité, l’Allemagne ne peut pas gagner la guerre, la France non plus. La conclusion de Verdun, c’est une impasse militaire et politique qui va avoir des conséquences sur le moral des troupes et de la population.

Quelles sont les principales singularités de la bataille de Verdun ?

En premier lieu, son caractère symbolique, qui s’impose au fur et à mesure des combats. C’est une bataille purement française : aucun allié n’est à nos côtés. À l’angoisse de la population française de perdre la ville, qui a été évacuée, et la guerre, répond la fierté des soldats de monter au front et de pouvoir dire : « J’y étais ! » C’est l’endroit où il faut être. Les trois quarts des divisions françaises vont combattre à Verdun. D’où le nombre considérable de témoignages après guerre.

Le deuxième caractère exceptionnel de cette bataille, c’est le terrain. Ce n’est pas de la bonne terre à blé ou à betteraves comme en Picardie. Le caillou n’est jamais loin et il existe de nombreux ravins boisés. Ce qui veut dire que le creusement de tranchées est difficile, voire impossible. Ce champ de bataille très cloisonné, compartimenté, ne permet pas le déploiement de grandes unités.

Nous sommes loin de l’image classique de 14-18.

C’est l’antithèse de la bataille de 14-18 telle que l’on se l’imagine.

Verdun sera une guerre de position dans des trous d’obus… C’est une bataille de petits groupes, de petites unités, de compagnies. Un mélange d’archaïsme et de modernité : combat à la grenade et au fusil de trou d’obus à trou d’obus d’un côté, utilisation des gaz et guerre aérienne de l’autre.

L’observation aérienne est fondamentale à Verdun. Cela correspond à ce moment où la production d’avions devient suffisamment importante pour que l’intensification de la guerre aérienne soit marquante. Et l’utilisation des gaz est d’autant plus terrible qu’ils pèsent plus lourd que l’air et se répandent, stagnent dans les trous d’obus.

Pourquoi le choix de Verdun comme champ de bataille ?

C’est une autre des exceptionnalités de cette bataille. L’état-major était persuadé que jamais les Allemands n’attaqueraient dans cette zone et c’était l’un des endroits les moins bien défendus. L’impréparation française a failli coûter très cher. Joffre ne voyait pas l’intérêt stratégique pour les Allemands de passer par là puisque dans l’hypothèse d’une prise de Verdun les défenses françaises n’étaient pas percées. Un mois avant l’attaque, des travaux sont entrepris, mollement, par l’armée à la demande de Castelnau. Au moment de l’attaque, nous ne sommes pas surpris, mais nous ne sommes pas prêts ! On ne peut réparer en un mois la perte d’une année. Avec le recul, on peut dire qu’il y a eu de l’indolence, de la flemme et une grande inconséquence.

La légende de Pétain naît-elle à ce moment ?

La naissance du mythe de Pétain en 14-18 a lieu en même temps que la bataille. Les deux vont de pair. On peut dire que c’est le vainqueur de Verdun. Il commande ! C’est incontestablement un grand chef, d’un calme olympien, qui ne se trouble jamais, qui ne manifeste pas à ses subordonnés ce qu’il pense. La première chose décisive qu’il fait, c’est de mettre de l’ordre dans le désordre. À chaque chef, il désigne précisément le périmètre de son autorité : il fixe les responsabilités et les zones d’action.

Dans son PC, il tient aussi table ouverte. Les ambassadeurs, les députés lui rendent visite… c’est un défilé constant ! Bref, il construit sa notoriété.

Quel système de défense met-il en place ?

Jusqu’à l’été, les Allemands attaquent tout le temps. Du coup, Pétain met en place la noria. Cela consiste à faire monter régulièrement au front des unités fraîches pour remplacer celles qui ont été trop éprouvées. Ce sont à chaque fois entre 12 et 15 000 hommes qui se retrouvent sur la ligne de front, avec 3 000 chevaux, 36 canons de 75 mm et 200 tonnes de matériel (vivres et munitions) qui leur sont nécessaires chaque jour. La noria est une réponse pragmatique qui a été apportée à un besoin dicté par les circonstances.

Vous avez parlé tout à l’heure d’impasse militaire. Malgré tout, la bataille de Verdun n’a-t-elle pas débloqué une situation ?

Si ! L’armée après bien des combats et des offensives a finalement le sentiment d’avoir trouvé un chef et une méthode. Le chef en la personne d’un général placé sous l’autorité de Pétain : Nivelle, vainqueur de deux offensives, celles du 24 octobre et du 25 décembre. C’est lui qui réalise la percée. Sur le moment, les militaires ont surtout la conviction d’avoir trouvé la solution à un problème militaire avec le « barrage roulant ». Le principe de ce barrage, c’est d’avancer de 100 mètres toutes les 4 minutes. Comment ? En faisant tomber sur l’ennemi une pluie d’obus de tous calibres. Au bout d’une heure, arrêt d’une demi-heure et on repart. Et ça marche ! En tout cas, Mangin le déclare aux troupes : Nous avons un chef et une méthode.

La mémoire française a-t-elle évolué sur Verdun ?

Vous avez eu une sacralisation croissante de Verdun côté français, à partir de 1916, avec la création de la médaille de Verdun par la ville. Vous avez eu ensuite les pèlerinages, le tourisme des champs de bataille. L’écrivain Mac Orlan confie, en 1927, qu’il s’est déjà rendu quatre ou cinq fois à Verdun. Pour les Français, c’est une mémoire pacifique, une mémoire de la mort de masse, une mémoire de l’épreuve. Une mémoire du sacrifice avec son lieu saint : l’ossuaire, les os de 130 000 soldats. Les caveaux correspondent à des lieux.

Pour les Allemands, c’est autre chose. Ils se saisissent plus tardivement de Verdun qui leur sert de fabrique du nationalisme à la fin des années 1920. Le phénomène reprend avec les nazis. Le soldat du front de Verdun au regard d’airain, pour qui la volonté est plus forte que toutes les contraintes matérielles, devient la figure emblématique du SS. Mais ce phénomène est tardif et limité. Du reste, les Allemands témoignent peu sur Verdun. À Verdun, ils ont eu l’impression de s’être fait avoir. Tout ça pour ça !

Qu’est-ce qui sépare le regard français du regard allemand sur Verdun ?

Pour les Allemands, la bataille de Verdun s’arrête à l’été 1916. La date varie du reste. Certains considèrent qu’elle s’arrête le 11 juillet avec l’ordre du chef de l’état-major allemand Falkenhayn d’endosser une position strictement défensive. D’autres en août, avec la révocation de Falkenhayn et la nomination de Hindenburg et de Ludendorff. Une chose est sûre, durant l’été, pour les Allemands il n’est plus question de Verdun, c’est terminé.

Pour les Français, la bataille continue jusqu’au 15 décembre avec la reconquête de Vaux et de Douaumont. Alors seulement les Français crient victoire et l’état-major considère la bataille de Verdun comme terminée. C’est la définition française de la bataille ! Sauf que c’est une vision incomplète. Cela ne dit rien de la rive gauche de la Meuse… Or vous avez des lieux importants comme le Mort-Homme ou la cote 304 qui sont encore aux mains des Allemands et qui ne seront reconquis qu’en août 1917 au prix de nombreuses victimes. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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