C’est l’une des rumeurs les plus persistantes de la Ve République : le juge Borrel s’est suicidé. Vingt ans après la découverte de son corps carbonisé au pied d’une falaise djiboutienne, il est encore des responsables politiques et judiciaires persuadés que ce magistrat français, détaché en coopération, « a mis fin à ses jours », selon les termes du télégramme diplomatique annonçant son décès le 19 octobre 1995. Cela fait pourtant dix ans que des juges, des policiers et des experts savent que Bernard Borrel a été assassiné, devenant le troisième magistrat à mourir « en service » depuis 1958.   

À 7 h 20, ce 19 octobre 1995, face au détroit de Bab el-Mandeb (la porte du diable) à 80 km à l’est de la capitale, deux gendarmes de la prévôté inspectent le petit 4 × 4 Suzuki du juge, abandonné sur un parking surplombant un dévers déchiqueté de roches noires qui plonge vers la mer. La portière du conducteur n’est pas verrouillée. Les clés reposent sur le tableau de bord. Un short est soigneusement plié sur le siège passager, une boulette de résine de cannabis dans la poche. En s’approchant de l’abîme, une quinzaine de mètres en contrebas, les gendarmes distinguent un corps en position fœtale entre deux gros rochers. Brûlé dans sa partie supérieure, le cadavre porte les traces d’un tee-shirt calciné et d’une seule sandale. Les plantes des pieds sont intactes. Suicide, concluent d’emblée les premières autorités dépêchées sur place en hélicoptère.

En 2004, après bien des péripéties judiciaires, trois médecins légistes livrent les clés du scénario du crime à l’issue d’une seconde autopsie, corrigeant les constats grossiers des premiers procès-verbaux. La victime a essuyé au moins deux coups peri­mortem : l’un sur l’arrière du crâne ; l’autre sur l’avant-bras gauche, une « fracture de défense », précisent les experts. Pour ces derniers, malgré tous les conditionnels d’usage, le doute n’est pas permis : la mort résulte de l’intervention d’un ou de plusieurs tiers. Une analyse renforcée par la preuve que le corps a été transporté, que des produits inflammables (il y en avait deux, mais un seul a été retrouvé) ont été aspergés par ce « tiers » sur un homme qui ne respirait plus, puisque nulle trace de suie n’a été décelée dans ses bronches. Le suicide est donc bien un crime.

Ces faits sont aussitôt portés à la connaissance des hauts fonctionnaires tenus informés des évolutions de ce dossier signalé. Un dossier suivi de très près par le procureur de la République de Paris et les services de la Chancellerie. Autant dire que les cercles du pouvoir chiraquien sont au courant.

Or, pendant des années, les collaborateurs du président de la République vont tout faire pour maintenir la thèse du suicide. Pire : au cours d’un tête-à-tête à l’Élysée, Jacques Chirac conseille à son homologue djiboutien, Ismaïl Omar Guelleh (IOG), de lancer une procédure contre la France devant la Cour internationale de justice de La Haye. Motif : la justice française refuse de transmettre les pièces du dossier d’enquête à Djibouti. 

Entre-temps, plusieurs officiers des services de renseignement français à la retraite affirment sur procès-verbal qu’ils ont toujours su que le juge avait été victime d’une élimination. Ces militaires le savent car ils captent les communications de la police djiboutienne grâce à une station d’écoute jugée stratégique à Paris : elle couvre l’ensemble de la péninsule Arabique. Conclusion logique : on ne peut pas se fâcher avec Djibouti.

Depuis dix ans, l’enquête n’a pas beaucoup avancé, freinée par les interventions répétées du Quai d’Orsay et du ministère de la Justice. Dans la haute administration française, le consensus règne pour masquer les turpitudes du régime d’IOG et de la France. Plusieurs mobiles ont été avancés pour expliquer l’élimination du « juge fouineur » : un trafic de matières nucléaires qu’il aurait découvert, le business occulte du clan au pouvoir dont il aurait gêné les intérêts ou encore les commanditaires des attentats anti­français du début des années 1990 qu’il aurait identifiés. Saura-t-on un jour la vérité ? Une veuve se bat depuis vingt ans pour rendre justice à son mari. Élisabeth Borrel connaît les arcanes parfois tordus de la justice, elle aussi est magistrat.  

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