L’année 1917 est dominée sur le plan militaire par l’offensive Nivelle, en avril, puis par les mutineries de mai-juin. Dans quel contexte se situent ces événements ?

Au niveau international, 1917 est marquée par la première révolution russe, en mars, puis par la déclaration de guerre américaine, en avril. En France, des grèves éclatent, en particulier à Paris et dans les grandes régions industrielles. Ajoutons à ce contexte un événement presque oublié : le retrait allemand en mars – un retrait partiel. Après des années éprouvantes, les Allemands veulent tenir un front plus court et retirent leurs troupes sur une quarantaine de kilomètres. Ce faisant, ils dévastent tout. Ils scient même les arbres fruitiers, ce qui a beaucoup marqué les contemporains et alimentera l’image du barbare allemand. Cela donne aux Français l’illusion que la victoire se rapproche et nourrit l’optimisme autour de la préparation de l’offensive Nivelle.

Les mouvements de grève à l’arrière que vous évoquez sont-ils importants ?

Ce sont des mouvements sociaux massifs qui touchent plutôt les ouvrières de la couture et, dans un second temps, les ouvriers des usines d’armement. Les revendications concernent les salaires et la durée du travail, avant de se politiser. Le slogan « À bas la guerre ! » fait son apparition. Mais ce mouvement reste sans pilote ; il n’est coordonné par aucun parti ou syndicat.

Comment se prépare l’offensive Nivelle et pourquoi a-t-elle échoué ?

Nivelle a été promu général à la fin de l’année 1916, après Verdun. Avec cette victoire, il croit avoir mis au point la méthode pour l’emporter sur l’Allemagne. Cette méthode, c’est la percée du front ennemi grâce à l’artillerie puis à l’infanterie. Il pense l’appliquer sur le Chemin des Dames situé entre Soissons et Reims. Mais le problème, c’est que le Chemin des Dames est escarpé. C’est un relief calcaire, assez abrupt par endroits, dans lequel les Allemands sont bien retranchés depuis 1914. Bref, ce n’est pas un terrain adapté à l’offensive conçue par Nivelle. L’échec en sera d’autant plus ressenti qu’on a cru que la fin était possible après trois ans de guerre.

Quel est le climat général ?

On constate une lassitude considérable dans la société française. Quand on étudie les correspondances, filtrées par le contrôle postal de l’armée, on voit que beaucoup espèrent la fin de la guerre. Ils écrivent : il faut que cela finisse cette année, peut-être par de mauvaises récoltes ; ou bien : la révolution russe mettra un terme à la guerre ; ou encore : il faut compter sur l’arrivée des Américains. D’un côté, il y a une accumulation de souffrances et, de l’autre, la perspective d’une fin possible.

Les mutineries sont-elles le choc en retour de l’échec de Nivelle ?

L’effet n’est pas immédiat. Les premières mutineries surviennent un mois après l’échec de l’offensive Nivelle ; surtout, elles n’éclatent pas dans les unités qui ont été envoyées sur ce front. En fait, les unités qui se sont battues ont perdu beaucoup d’hommes et de cadres et ne sont probablement pas prêtes pour une action collective. Les régiments touchés par les mutineries sont ceux qui arrivent dans la région et ne veulent pas connaître le même sort.

S’agit-il d’un phénomène massif ?

Les deux tiers des divisions ont été concernées. C’est l’ordre de grandeur. Les mutineries touchent plusieurs dizaines de milliers de soldats et on peut recenser au moins une centaine de moments où ils expriment collectivement leur refus de la guerre. Le scénario est récurrent. Cela se passe généralement le soir. L’alcool joue un rôle désinhibiteur. Des nouvelles contradictoires circulent : on raconte que, le lendemain, tout le monde doit remonter en ligne et qu’à Paris le gouvernement a fait tirer sur les femmes, que tel régiment s’est mutiné et a pendu son colonel, que tel général a été roué de coups. Ces fausses nouvelles se répandent très vite et laissent penser qu’il faut prendre les armes devant une menace imminente. D’un côté, la croyance qu’il va falloir remonter au front, de l’autre, la connaissance supposée d’actes d’indiscipline.

Quelles sont les différentes formes de mutineries ?

Au début, elles ont lieu à proximité du front, puis elles se diffusent. Trois formes principales se dégagent. D’abord les protestations individuelles, sporadiques, qui s’expriment par des soldats qui crient « À bas la guerre ! » ou refusent une corvée en jurant « Je t’emmerde ! ». Ensuite, il y a la désertion. C’est un geste qu’on a peu associé à la mutinerie mais des milliers de soldats se cachent, se débinent, profitent de l’indiscipline générale pour partir en permission et ne pas revenir avant quelques semaines. Cela participe au trouble global.

La troisième forme, vraiment nouvelle, c’est la protestation collective. Cela se passe en général avant la montée au front. Dans certaines unités, les soldats rédigent une lettre et la remettent à leur capitaine en lui disant : voilà ce que nous souhaitons. Lorsque les officiers sont haïs, ils sont insultés, menacés. Il y a eu un épisode marquant : les soldats ont entouré deux généraux en criant sur eux « Buveurs de sang ! », « Assassins ! », pour finir par leur arracher boutons et épaulettes dans une séance de dégradation à l’envers.

Les mutins pouvaient-ils s’appuyer sur un cadre militant, syndical ?

Certains ont pu être syndiqués ou militants politiques avant-guerre, mais ce n’est pas saillant : il y a peu d’ouvriers au front. Ces derniers sont réquisitionnés dans les usines à l’arrière. Et surtout, il n’y a pas de local syndical, pas d’accès à l’imprimé, pas de presse sur le front. Ce n’est vraiment pas un cadre propice à l’organisation d’un mouvement !

Quelles sont les revendications et les idéologies qui s’expriment ?

La principale revendication, c’est « À bas la guerre ! ». C’est le slogan le plus courant, la dimension centrale de l’événement. L’autre revendication importante, c’est la demande de repos et d’égalitarisme. Cela revient beaucoup. Les soldats protestent sur le thème « c’est toujours les mêmes qui payent », avec l’idée qu’il y a des embusqués, des gens qui passent à côté de la guerre.

Une mutinerie, c’est une grande prise de parole. Tout le monde parle. Pour le coup, les anarchistes, les socialistes, les militants d’extrême gauche sortent de leur silence et s’expriment en criant « Vive la Sociale ! Vive la Commune ! », ou encore « Mort aux vaches ! ». Il y a également des républicains, comme celui qui a tracé sur un wagon : « Marianne, que fais-tu de tes enfants ? » On trouve aussi des gens plus conservateurs, des soldats qui expriment leur refus de la mutinerie. L’un d’eux écrit en substance dans une lettre : la révolution, c’est pire encore que la guerre ; les gens viennent chez toi et prennent ton bétail. C’est la peur du rouge. Toutes les idéologies s’expriment.

Quel est le profil du mutin ?

Ce ne sont pas des soldats du Midi comme cela a beaucoup été dit en 1917. Il n’y a pas de détermination régionale. Les mutins sont en règle générale plus jeunes que la moyenne. Ils sont plus souvent célibataires et n’ont pas d’enfants ; ils ont moins à perdre. Les pères de famille se tiennent davantage à l’écart du mouvement. Ce sont aussi des soldats qui pour certains n’ont pas participé au début de la guerre, lorsque se battre était l’évidence.

Quelle a été la réaction de la hiérarchie ?

Sur le terrain, beaucoup d’officiers doivent temporiser. Un colonel, deux capitaines et trois sergents face à 150 hommes en armes n’ont pas les ressources nécessaires pour ramener tout le monde à l’obéissance. L’essentiel consiste à gagner du temps et à diviser le mouvement. Le général Pétain le dit, du reste, à ses officiers : devant un mouvement collectif, il faut individualiser les sanctions, désigner un responsable.

Le commandement est davantage dans une logique répressive. Dès les premières mutineries connues, Pétain demande au gouvernement la possibilité de procéder à des exécutions sans recours en révision, sans recours en grâce auprès du président de la République. Il faut, dit-il, que je retrouve les mêmes instruments de répression qu’au début de la guerre. Une loi de 1916 avait donné des garanties juridiques aux soldats, en particulier la possibilité de déposer un recours. Nommé commandant en chef en remplacement de Nivelle le 15 mai, Pétain obtient que ces garanties soient levées durant la période des mutineries. Les premières exécutions ont lieu en juin. Finalement, le pouvoir politique passe quand même derrière et commue la plupart des peines : il y a environ 500 condamnations à mort et « seulement » 26 exécutions. Beaucoup de condamnations ne sont pas exécutées en raison de circonstances atténuantes.

Combien de soldats sont-ils condamnés, bannis ?

Plusieurs milliers de soldats sont condamnés mais leurs peines sont suspendues s’ils reviennent dans un délai raisonnable dans leurs unités. Des centaines sont envoyés dans les bagnes coloniaux, surtout en Algérie. Il y aura des prisonniers là-bas jusqu’en 1925.

Comment ces mutineries se sont-elles propagées dans toute la France ?

Essentiellement par les trains de permissionnaires, en juin. Les mutineries sont alors en plein délitement, mais dans les wagons les mutins font la loi. Ils font régner une sorte de terreur tout au long du trajet dans les gares, exigent du vin, dénudent le chef de gare s’il n’obtempère pas, crient « À bas la guerre ! », si bien que l’esprit de révolte arrive dans les gares les plus lointaines. C’est une forme de défoulement, une expression qui n’aura pas de portée, mais ce qui était indicible devient dicible. Ce qu’on ne pouvait pas dire émerge.

Dans quelles conditions le mouvement de mutineries prend-il fin ?

Le mouvement s’effiloche. La réponse aux mutineries, c’est que la guerre continue. Les mutins n’ont finalement pas de prise sur la guerre, même si, sur le moment, les offensives sont interrompues. Elles ne reprennent qu’à l’automne 1917.

Comment les livres d’histoire vont-ils traiter ce sujet ?

Quand la bataille de Verdun aura droit à deux pages, le Chemin des Dames sera durant longtemps traité en deux lignes. Et les mutineries sont évoquées par une allusion : « Des troubles s’ensuivent dans l’armée française. » L’euphémisation est très importante. Paradoxalement, le premier à la rompre, c’est Pétain, dans une conférence donnée en 1935 sur la crise morale et militaire de 1917. Il s’y donne l’image du chef militaire tout à la fois ferme et modéré qui a su gérer une phase difficile par de justes mesures. Mais, globalement, on ne peut pas dire que les mutineries occupent une place importante dans la mémoire collective.

Certains « fusillés pour l’exemple » des années 1914-1915 ont été réhabilités. Pas les mutins de 17. Pourquoi ?

L’arbitraire a dominé les procès au début de la guerre. Dans beaucoup de cas, les droits des soldats ont été bafoués dans des conditions scandaleuses. Certains fusillés ont été réhabilités, au cas par cas. La situation des mutins est différente. Tous les mutins fusillés s’étaient effectivement mutinés. On peut considérer qu’ils avaient raison, mais juridiquement ils relevaient bien des tribunaux et d’une éventuelle sanction. L’idée d’une réhabilitation juridique passe à côté des enjeux. Il faudrait parler de réhabilitation morale. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

 

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