En France, au moins 220 000 femmes sont battues par leur conjoint chaque année. Que disent les violences conjugales de notre société ?

Ces violences naissent au croisement d’un parcours individuel, d’un dysfonctionnement de couple et d’un système social. Le parcours individuel de l’agresseur peut s’expliquer par des violences ou des viols subis dans l’enfance, par un comportement amoureux comme la jalousie extrême ou le fait de se croire propriétaire de sa conjointe. Cette violence masculine, qui relève des tribunaux, s’inscrit parfois dans le cadre de violences mutuelles, la femme exerçant le plus souvent, dans ce cas, des violences psychologiques. Le système social, quant à lui, s’appelle la domination masculine : c’est le patriarcat. On ne peut analyser les violences conjugales sans évoquer le machisme, les pathologies de la masculinité, voire les masculinités criminelles – autant de notions dont on parle peu.

Comment définir le patriarcat ?

Le patriarcat est un mégasystème de pensée que l’on pourrait résumer ainsi : chacun à sa place. À la femme, en raison de sa biologie (utérus, poitrine), reviennent les responsabilités maternelles et ancillaires. Évidemment, considérer qu’aux organes féminins correspondent certaines servitudes relève d’une interprétation biaisée du corps humain. Les hommes, eux, monopolisent toutes les responsabilités extérieures, les pouvoirs politiques, militaires, économiques, et les privilèges qui vont avec. Le patriarcat, c’est donc la complémentarité hiérarchique des sexes, au sein de laquelle l’homme a la préséance. Cette préséance est double : responsabilités extérieures, mais aussi à l’intérieur du foyer. La femme n’y règne que par délégation. Elle s’occupe de ses enfants à lui, elle met à disposition son corps, y compris sur le plan sexuel. Dès lors que la femme doit obéissance à son mari en échange de sa protection, la notion de viol conjugal est inenvisageable. On voit bien comment, dans ce contexte, la violence physique est toujours possible : si le deal patriarcal n’est plus respecté, la violence devient un mode de régulation pour rappeler que chacun doit rester à sa place.

Les violences conjugales sont-ellesle symptôme du patriarcat ou d’un dérèglement de celui-ci ?

Idéalement, le patriarcat fonctionne sans violence. La femme connaît les limites de ses responsabilités et de ses revendications. L’homme est le maître : c’est une évidence qui n’a pas à être rappelée. Pour cette raison, la violence est à la fois le débouché du patriarcat et un aveu d’impuissance. Quant au féminicide, c’est l’échec sanglant du patriarcat.

Le patriarcat peut donc exister sans violence contre les femmes ?

Le patriarcat est une série de violences symboliques autour desquelles il se structure. Pour ce qui est des violences stricto sensu, le patriarcat les considère comme légitimes, mais il peut s’en passer. On considère souvent que la domination masculine, c’est le macho qui humilie sa femme. Ma conception est plus large. Les situations d’hypogamie – par exemple, le cadre supérieur qui travaille à plein temps, marié à une institutrice à mi-temps qui s’occupe des enfants – relèvent à mes yeux d’un fonctionnement patriarcal. Il concerne des millions de couples, qui peuvent être heureux ainsi. Cela montre bien qu’il n’y a pas d’un côté des « oppresseurs », de l’autre des « victimes ».

Comment explique-t-on la longévité du patriarcat ?

C’est un système de régulation sociale qui existe depuis des millénaires. Pour disparaître, il doit être remplacé par un autre système. On ne peut pas l’abolir par un décret de la volonté ni même par des lois. Par ailleurs, certaines institutions visent à perpétuer ce système social, parmi lesquelles la famille, l’école ou encore les religions, extrêmement patriarcales. La domination masculine peut également compter sur des attitudes individuelles. Il est associé à des privilèges, auxquels il est difficile de renoncer. À des formes d’indifférence aussi, avec l’idée que le féminisme est une affaire de « bonnes femmes ». On observe des formes d’aveuglement volontaire : la plupart des privilèges sont associés à des idéologies qui les nient. Enfin, il y a des phénomènes de minimisation. Le grand classique : demander à une femme qui a été harcelée comment elle était habillée.

À partir de quand la loi française s’intéresse-t-elle aux violences conjugales ?

Le droit du XIXe siècle réprime les violences lorsqu’elles sont « exagérées ». Un mari n’a « quand même » pas le droit de mutiler sa femme ou de l’égorger. Quand la violence conjugale débouche sur des troubles à l’ordre public, on considère que le mari est allé « trop loin ». Le Code pénal de 1810 prend en considération le « crime de viol », mais sans vraiment le définir. Au fil du siècle, un certain nombre d’arrêts font jurisprudence. En 1857, l’arrêt Dubas introduit la notion de contrainte et de surprise. Mais c’est seulement en 1980 que la loi définit le viol de manière rigoureuse. Néanmoins, une tolérance diffuse vis-à-vis des violences conjugales et du féminicide a traversé les siècles, jusqu’à aujourd’hui. Prenez la chanson de Johnny Hallyday, « Requiem pour un fou », sortie en 1976. Cette chanson renverse de manière très classique l’état de la culpabilité : la femme est morte, on n’en parle plus, mais celui qui souffre – la vraie victime –, c’est l’homme rendu « fou d’amour » par une femme.

Quel regard la société porte-t-elle sur les violences conjugales ?

Cette tolérance diffuse est en train de disparaître. Les tribunaux se montrent plus sévères. Les policiers, les gendarmes et les magistrats sont de mieux en mieux formés. Les outils pour lutter contre les violences ont été notablement améliorés : le bracelet électronique ou les 880 « téléphones grave danger » actuellement déployés. Des structures pour accueillir les victimes de violences se sont multipliées. Officiellement, le gouvernement garantit 6 000 places d’hébergement. Les villes se sont aussi saisies du problème. À Nantes, le centre Citad’elles, un lieu sécurisé pour les femmes victimes de toutes les formes de violences, sera inauguré dans quelques jours. Plus largement, les femmes sont mieux protégées qu’avant : elles travaillent, conduisent, peuvent quitter le foyer, divorcer.

Pourquoi, en 2014, vous intéressez-vous au cas de Laëtitia Perrais, une jeune femme victime d’un féminicide ?

L’histoire de Laëtitia est à la fois exceptionnelle – parce que paroxystique – et représentative – parce qu’elle résume toute notre société. Une société dans laquelle les femmes, parfois très jeunes, se font harceler, frapper, violer, tuer. Le meurtre de Laëtitia est une affaire très particulière, et pas seulement parce qu’elle est devenue une affaire d’État. En plus du parcours personnel du meurtrier et du système social évoqué précédemment, un troisième élément entre en ligne de compte : le parcours de Laëtitia elle-même. En dix-huit ans d’existence, cette jeune femme a eu affaire à des masculinités agressives, dévoyées, pathologiques, qui ont détruit sa vie. Quand elle avait trois ans, son père a violé sa mère. Elle a ensuite été placée, avec sa sœur jumelle, dans une famille d’accueil où il y avait aussi des violences sexuelles. À peine majeure, Laëtitia a été agressée et tuée par un petit délinquant qu’elle avait suivi.

Son histoire vous a-t-elle permis de déceler les failles de notre système ?

J’insiste sur le fait que les principaux responsables des violences conjugales et des féminicides sont les masculinités pathologiques. Néanmoins, quand on regarde le parcours de Laëtitia, on voit que les services sociaux ont dysfonctionné à un moment donné. Les violences subies par sa mère ont été dépistées tardivement. Puis, en 2010, un an avant le meurtre de Laëtitia, le conseil général a manqué l’occasion d’une enquête au sein de sa famille d’accueil. D’une certaine manière, Laëtitia et sa sœur allaient « trop bien » : on a jugé qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter pour elles.

L’entrée du terme « féminicide » dans la loi est-elle nécessaire pour améliorer notre système ?

En tant qu’historien, j’ai utilisé ce terme dans mon livre. J’ai été étonné de constater que le chef d’accusation pour lequel le meurtrier de Laëtitia avait été envoyé aux assises n’était ni le « viol » ni le « meurtre », mais l’« enlèvement suivi de mort ». Cet homme a donc été jugé pour le même chef qu’un enlèvement d’enfant qui tourne mal. Cela me paraît complètement en décalage avec ce qui s’est passé. Laëtitia est morte à la suite d’une séquence bien particulière : agression sexuelle, meurtre, démembrement. Le meurtrier n’a pas été jugé pour le démembrement, les magistrats considérant qu’il s’agissait d’un détail au regard du reste de l’histoire. Or, cet aspect est important pour comprendre ce qu’est le féminicide : la destruction d’une femme en tant que femme. « Tu n’as pas voulu coucher avec moi ? Tu vas voir ce que je vais te faire : je vais te tuer et te détruire au-delà de la mort. Je veux que tu ne sois plus rien. »

Pourquoi ce terme tarde-t-il tant à s’imposer en France ?

Si ce terme est déjà entré dans les codes pénaux sud-américains, c’est parce que la situation était infiniment plus grave qu’elle ne l’est en Europe occidentale. Regardez par exemple ce qui s’est passé à Ciudad Juárez au Mexique [où plus d’un millier de femmes ont été sauvagement assassinées depuis 1993]. Je vois aussi une autre raison : la France aime être aveugle aux particularismes. En droit français, on est « color blind », c’est-à-dire que l’on ne prend pas en compte la couleur de peau. On considère qu’il n’y a que des Français ou des étrangers : pas de Blancs, pas de Noirs, pas de Maghrébins. C’est la même chose pour les féminicides. On a tendance à être « gender blind » : on ne prend pas en compte le genre des victimes. Le terme « homicide » a pour étymologie le latin homo (« être humain », par opposition à vir, le « mâle »), mais il porte la même ambiguïté que le mot « homme » : l’humain renvoie implicitement à l’être-à-pénis. On en revient au patriarcat : l’idée que le masculin incarne non seulement le supérieur, mais aussi l’universel. Il représente donc la norme. Et c’est cette norme, je crois, qu’il faut remettre en question aujourd’hui. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC