Je sais qu’ils sont en moi pour toujours : ces regards de réfugiés, ces silences, cette dignité résignée, muette, accablée. Ces hommes ou femmes qui ne disent plus rien parce qu’ils savent bien qu’ils sont au-delà des mots. Certains, je les ai rencontrés dans le Nord de l’Irak, au Kurdistan irakien, dans le camp de Kawergosk, entre Mossoul et Erbil. Ils avaient fui la guerre, passé la frontière irakienne pour trouver refuge chez leurs frères kurdes. D’autres, je les ai rencontrés à Port-au-Prince, sur les collines de Delmas ou sur la place Sainte-Anne. Ils avaient perdu leur maison lors du séisme de 2010 et vivaient, depuis, sous des tentes qui, au fil des ans, étaient devenues des baraques de bois et de tôles. Que ce soit les uns ou les autres, à deux endroits si différents du monde, je sais qu’ils sont en moi pour toujours. Je me souviens du besoin de dire qui était en eux. Comme s’ils sentaient que leur pire ennemi n’était ni le froid, ni les maladies, mais le silence. Ils ont parlé. Ils ont raconté leur vie, et ils l’ont fait parce qu’il y avait un soulagement à sentir qu’il existait encore de la curiosité à leur égard, que le monde les avait peut-être blessés mais que l’Histoire ne les avait pas encore effacés tout à fait. 

Ce qu’ils ont déposé en moi ? La défaite. C’est cela que l’on ressent d’abord dans les camps de réfugiés. La défaite de ces sociétés qui ne parviennent plus à protéger leur population, la défaite d’une vie que l’on voulait heureuse, prospère, et qui finit là, entre deux bâches sales, dans des allées inutiles. Ce qu’ils ont déposé en moi aussi ? La tragédie. Les hommes et les femmes que j’ai croisés avaient le regard voilé de ceux qui ont tout perdu, tout laissé derrière eux. Ils avaient connu la morsure de l’Histoire qui détruit les projets et met les vies à nu. 

Les réfugiés, je sais qu’ils seront longtemps en moi parce que je ne cesse de me poser cette question : où sont-ils maintenant ? Que sont-ils devenus, ceux de Kawergosk, Kurdes syriens accueillis en Irak, dans un pays que les Irakiens eux-mêmes fuient pour échapper à l’avancée de l’État islamique ? Que sont-ils devenus, ceux de la place Sainte-Anne, à Port-au-Prince, qui ont été expulsés par la force parce que les autorités de Port-au-Prince ont décidé de « rénover » le centre-ville. Sur quel autre terrain vague de la périphérie urbaine auront-ils échoué ? Et pour quelle vie ? 

Et puis il y a ceux dont on pressent qu’ils ne deviendront rien, parce que rien ne changera. Dans vingt ans encore, ils seront au même endroit. Avec simplement une nouvelle génération qui sera née. On ne peut pas parler de camps de réfugiés sans parler de la Palestine. De ce scandale ­lancé au front du monde : soixante ans de camps. Plusieurs générations nées en exil et en misère. Le camp qui devient ville, qui devient malédiction. Que vont-ils devenir, les Palestiniens du Liban ou de Jordanie ? Et peut-on encore utiliser ce mot « réfugiés » qui ne devrait servir que pour désigner l’urgence ? Que vont-ils devenir, les réfugiés somalis de ­Dadaab, au Kenya, le plus grand camp au monde qui compte environ 450 000 personnes – c’est-à-dire la taille, peu ou prou, de Toulouse ? 

Il y a de quoi désespérer devant cette longue liste de souffrances. On a parfois le sentiment que ces noms-là, Chatila, Dadaab, Zaatari, sont les noms de la capitulation, de l’échec. Que les camps sont le signe tangible, concret de la défaillance de l’homme ou de la violence de la nature. Mais ce ne serait pas juste. Car ce que l’on ressent dans un camp de réfugiés, c’est aussi la force de la volonté humaine opposée au fatalisme. Le désir de secourir. L’accueil. L’envie de s’arcbouter contre le vent du malheur et d’agir malgré tout. Le camp suppose la mobilisation et la volonté politique. C’est un geste, concret, énergique, incarné qui pose sans cesse la possibilité de la fra­ternité. L’enlisement des camps palestiniens du ­Liban ou de Jordanie n’est pas la seule perspective. Il y a aussi ce qu’il est en train de se passer dans le camp de Beldangi, au Népal, où les réfugiés chassés du Bhoutan vont progressivement tous être réinstallés dans des pays d’accueil comme ­l’Australie, les États-Unis et le ­Danemark… La fermeture du camp est programmée, preuve qu’il est possible de « résorber » un camp… 

Aujourd’hui, notre monde compte des dizaines de millions de déplacés, toutes nationalités confondues. Les raisons du malheur, nous les connaissons : la guerre, la famine, les dictatures, les cataclysmes naturels. La question des réfugiés est avant tout un enjeu politique et humanitaire mais c’est aussi un enjeu moral. « Je suis homme et rien de ce qui est homme ne m’est étranger », écrivait Térence. Il faut oser regarder en face les camps de réfugiés, connaître leur nombre, suivre leur devenir, pour que notre monde ne compte aucun trou noir de l’Histoire, aucun endroit où les hommes disparaissent sans que l’on sache qui ils étaient, quels visages ils avaient, et quelle était leur histoire.