Autant prévenir tout de suite les orthodoxes qui pourront ainsi s’en épargner la lecture : ce texte est hors sujet. Il ne répond pas à la question posée. Au lieu de « que faut-il apprendre à nos enfants ? », son auteur s’y demande : « pourquoi devrait-on absolument apprendre quelque chose à nos enfants ? ».

Du reste, « nos enfants » ne va pas non plus. Cette manie collective de penser pour « nos enfants » et non pour soi-même ne va pas. L’auteur parlera de lui. De lui enfant.

Qu’ai-je appris de mes parents ? La politesse, assurément. Dire bonjour à la dame. Pas très regardante sur les bonnes manières, ma mère ne transigeait pas sur ce point : on dit bonjour et on ajoute madame. Je disais : bonjour madame. Ça m’est resté. Et de me laver les mains après pisser. Mais il est bien entendu que nous sommes ici pour parler ­d’apprentissage et non de dressage, de savoir et non de morale. Beaucoup de gens, de responsables, de gens responsables, mêlent les deux. Pour une fois, dissocions-les. Abandonnons aux prêtres et aux ministres de l’Intérieur la noble fonction de transmettre des valeurs.

Et reformulons la question : ce que je sais, comment l’ai-je appris ? Après examen généalogique de ­l’ensemble de mes connaissances actuelles – ce fut bref –, la réponse qui s’impose est : tout seul. Le peu que je sais, je l’ai appris tout seul. 

Il y a certes en moi un petit dépôt de connaissances acquises sous tutelle. Ma mère, pourtant pas très regardante sur la langue, déplorait que les gens de la télé utilisent n’importe comment les pronoms relatifs : les routes sur laquelle on roule. Ça m’est resté. En pronom relatif je suis irréprochable. Le maître duquel je suis le disciple. La grand-mère de laquelle je suis le petit-fils. À ce foncier s’ajoutent les particules de savoir gobées à l’école. Le lac Baïkal est le plus profond du monde (jusqu’à 1 637 mètres). Le vocatif de dominus est domine. L’aire d’un cercle, le volume d’une sphère. « J’aime, que dis-je aimer, j’idolâtre Junie ! » 

Ledit alexandrin m’est resté parce qu’en punition d’une insolence j’avais dû apprendre par cœur une tirade de Britannicus. Mais mon compagnonnage durable avec la tragédie classique s’est noué dans des chemins buissonniers. Que je fasse partie des 0,000 004 % d’individus ayant lu Racine au lycée qui continuent à le lire de leur propre chef n’a rien à voir avec le contexte scolaire. Cela a trait au sentiment immédiat que dans son œuvre quelque chose me parlait. Une affaire entre lui et moi, comme dit Dom Juan à propos de Dieu. 

Précisons l’axiome : ce que je sais et qui m’importe, ce que je sais parce que ça m’importe, je l’ai appris tout seul. 

Le rock : tout seul. Le cinéma : tout seul (à l’époque aucune offre scolaire sur le septième art, et mes parents étaient surtout fans du commissaire Maigret). La littérature, donc. Les règles du tennis et autres sports regardés : tout seul. La vie de Bakounine. La cuisson du riz.

Précisons encore. Ces apprentissages buissonniers se font souvent à plusieurs. Respectivement : échanges de films et sur les films, échanges de disques et sur les disques, visionnage collectif de Roland-Garros et colectures de L’Équipe, discussions politiques, camping entre potes. « Tout seul » ne désigne pas une aventure solitaire mais spontanée. « Tout seul » signifie que ça s’est fait tout seul, sans préméditation, hors d’un périmètre officiel d’apprentissage, qu’il soit cours de maths, leçon parentale ou sermon d’imam.

« Tout seul » est aussi à prendre au sens strict. Même si le chemin buissonnier est peuplé, même s’il est grouillant d’amis, de frères électifs, de modèles imités, de gestes singés, d’expressions orales adoptées, de désirants qui rendent désirable un savoir, d’énoncés déclencheurs, en dernière instance la fixation de la connaissance se fait toute seule. Il en va ainsi de la parole. Bien sûr qu’on apprend à parler en percevant des mots. Bien sûr que parler consiste à reproduire un son et nécessite en cela un émetteur, mère et père au premier chef. Bien sûr que les parents peuvent redoubler leur rôle en invitant l’enfant à se corriger, ou à répéter un mot corrélé à une chose. Mais la fixation du mot dans l’esprit de l’enfant se fait toute seule. Au moment m, c’est une affaire entre lui et lui. 

Des milliers de méthodes, fouettardes ou douces, autoritaires ou participatives, ont été imaginées pour faciliter ce moment solitaire de fixation. Des milliers de méthodes pour que ça s’imprime, pour que ça rentre. Mais en dernière instance c’est soi qui décide. Soi qui est son chef. 

Et parfois ça rentre pas. Ma tête n’en fait qu’à sa tête. Mon chef ne se réfère qu’à lui. Ça veut pas rentrer. Ça rentre pas parce que ça veut pas. Ça désire pas. Je n’enregistre que si je désire. Toute connaissance non désirée est aussitôt oubliée. 95 % des particules gobées pour le bac oubliées en août. Les pédagogues les plus avisés savent qu’il n’y a apprentissage que s’il y a au préalable suscitation du désir. Mais au fond du fond un désir ne se suscite pas. Un désir est là ou non. Un savoir devient désirable si je le désire déjà. Donnée radicalisée par ce constat critique attrapé dans un court métrage : « à l’école on ne nous apprend que des choses qu’on ne sait pas ».

Dans la vie, on n’apprend que ce qu’on sait. Se demander quoi apprendre à « nos enfants » est donc vain. Quoi qu’on décide, leur désir, et donc leur apprentissage, suivra son cours. Peine perdue que de vouloir infléchir ce cours. Peine perdue que de vouloir enseigner.

Où l’on voit que le vitalisme est un fatalisme. Là où ça vit, ça vit. Là où ça désire, ça désire. Et si ça ne désire pas, tant pis. Il faudra un jour admettre qu’on ne peut pas tout. Qu’on ne peut pas tout sauver.