À première vue, l’idée d’un « troisième tour social » après une élection présidentielle a tout d’un cliché. Mais il y a des précédents. Ne serait-ce que Mai 68. La grève générale a lieu un an après des élections législatives extrêmement disputées au cours desquelles la droite l’a emporté avec un nombre de suffrages inférieur à celui de la gauche. La situation sociale est alors très tendue et, l’année suivante, les événements de Mai font entendre de manière amplifiée ces crispations.
L’autre grand précédent survient après la campagne présidentielle de Jacques Chirac sur le thème de la fracture sociale en 1995. Les millions de personnes qui s’opposent dans la rue, quelques mois plus tard, à la réforme de la Sécurité sociale du Premier ministre Alain Juppé semblent donner la réplique au non-respect de la promesse électorale de la majorité. En retour, les grèves de 1995 sont la cause principale de l’échec de la droite aux élections législatives anticipées de 1997. Dans le même sens, le mouvement contre la réforme des retraites de 2010, d’une ampleur assez saisissante, a coûté, selon moi, sa défaite à Nicolas Sarkozy deux ans plus tard. Il y a bien une résonance entre les grandes séquences de mobilisations et le vote politique, mais rien d’automatique.
Ces mouvements retrouveront leur tranchant s’ils affectent le système économique
Aujourd’hui cependant, c’est la question de l’efficacité de ces mouvements sociaux qui se pose. Souvent massives, les manifestations ne perturbent pas la vie économique du pays, ou alors marginalement. Ces grandes bouffées de protestation contestent des politiques publiques, donc le pouvoir politique… Le patronat s’en accommode, et le pouvoir politique est moins attentif au nombre de manifestants qu’aux réactions des marchés financiers. Ces mouvements retrouveront leur tranchant s’ils affectent le système économique.
La crise des Gilets jaunes, par exemple, se tenait en fin de semaine, le samedi, jour de congé pour beaucoup. Elle a été gérée policièrement, avec brutalité. Ce sont les groupes sociaux engagés et ce qu’ils ont révélé des fractures sociales et territoriales du pays qui lui ont donné son importance. Le mouvement a retenu l’attention non par son ampleur, mais par sa signification. Et d’ailleurs il était très soutenu, au moins au début, par l’« opinion publique ». Il a probablement pesé sur le résultat de la présidentielle.
Le politique et le social sont tricotés ensemble, une élection ne peut pas tout régler
On verra donc dans les mois qui viennent ce qu’il en est. Le report des voix au second tour s’est fait dans des conditions de très faible adhésion au candidat-président. Beaucoup de ses électeurs sont sans illusions. D’autres pensent : « Je vote pour lui, mais il faudra qu’il rembourse ! » Il est probable que le président se montre assez stratège pour ne pas engager immédiatement la réforme des retraites, car il risque d’être confronté à une forte mobilisation avec des interlocuteurs qui ne seront plus les mêmes. Les acteurs politiques, ceux de l’extrême droite, laisseront la place aux acteurs syndicaux, d’une tout autre orientation. Le mouvement syndical pourrait ainsi continuer la campagne électorale par d’autres moyens. Comme une instance d’appel du jugement des urnes. Le politique et le social sont tricotés ensemble, une élection ne peut pas tout régler.