Quel rôle un père joue-t-il dans la construction psychique d’un garçon ?
Le développement psychique d’un garçon repose essentiellement sur un besoin de différenciation. Étant donné que l’enfant sort d’un corps féminin, les premières théories psychologiques ont considéré que la féminité était première chez le garçon, et que tout son travail développemental consistait à se différencier de ce féminin maternel. Dans ce processus, le père joue un rôle considérable. La toute première théorie de psychanalyse considère que le père sépare la mère du garçon pour éviter de reproduire une fusion délétère. Mais ce rôle séparateur s’est renversé à mesure que les structures sociales ont évolué, que les femmes ont quitté la sphère domestique. On a alors vu apparaître un complexe d’Œdipe négatif : un rapprochement père-enfant est devenu envisageable et la mère a montré qu’elle pouvait elle aussi endosser le rôle séparateur. C’est ce modèle qui semble prévaloir aujourd’hui au sein des nouvelles paternités. Pour autant, le père n’en reste pas moins un modèle d’identification pour l’enfant, qui se bâtit en tant qu’homme sur la figure du père, que ce soit contre elle, avec elle ou pour elle. C’est à l’occasion d’une négociation, d’un dialogue très intense avec le père que le garçon construit sa masculinité.
Quel rôle les pères jouent-ils dans la transmission du modèle patriarcal ?
Étant donné que la première société est la famille, la hiérarchie ou la domination qui va exister au sein de la structure familiale est déterminante pour les relations futures de l’enfant avec le monde extérieur. Le père y joue un double rôle intéressant. Si, d’un côté, il participe à la transmission des normes de domination, d’un autre, il dit à l’enfant : « Ta mère ne t’appartient pas. » Lorsqu’on critique la théorie du complexe d’Œdipe, on oublie souvent cet aspect de protection de l’enfant par rapport à sa mère, et de la mère par rapport à son enfant. Le père œdipien est celui qui énonce un premier interdit chez l’enfant à l’égard d’une femme. Ce premier « non » que l’enfant reçoit de son père est essentiel aujourd’hui, puisqu’il apprend au petit garçon à ne pas s’emparer d’une femme, quelle qu’elle soit.
Pourtant, des générations entières d’hommes semblent ne pas avoir saisi le message.
Dans les faits, « différentiation » a été confondu avec « opposition ». On a très longtemps considéré que, pour qu’un garçon naisse en tant qu’homme, il fallait qu’il s’oppose au féminin et qu’il soit, si l’on résume, misogyne et homophobe. Et tant que l’on continuera à penser ainsi, on en passera par la violence. Les pères doivent apprendre aux garçons que se différencier ne signifie pas s’opposer, que l’on peut être tout à fait différent d’une femme sans que cette différence soit une hiérarchie, une domination. C’est tout le chantier qui est à venir.
« Les pères doivent apprendre aux garçons que se différencier ne signifie pas s’opposer »
À quel moment le modèle patriarcal traditionnel a-t-il commencé à évoluer ?
Les premières fissures apparaissent au xviie siècle. Le Don Juan transgressif qui utilise les femmes transgresse déjà l’interdit paternel. Avant cela, le père était, dans sa famille, comme un dieu dans sa demeure, sur le modèle du roi qui reproduit l’autorité divine. À la Révolution française, une scission a lieu. Balzac a écrit : « En coupant la tête de Louis XVI, la Révolution a coupé la tête à tous les pères de famille. » Déshabillé de ses oripeaux, le père devient beaucoup plus intime et accessible. C’est ce qu’on appelle la désinstitutionnalisation de la paternité. Ce processus extrêmement long s’est accéléré dans les années 1970, avec la fin de la puissance paternelle, réclamée par les féministes, au profit de l’autorité parentale conjointe, puis avec la révolution autour de l’enfant et du bébé dans les années 1990, quand les femmes ont décidé qu’elles ne voulaient plus être les seules à s’occuper des enfants. C’est l’époque de films comme Trois hommes et un couffin, ou encore Mrs. Doubtfire. Plus récemment, la PMA pour toutes a montré qu’on n’avait pas nécessairement besoin d’un père pour faire des enfants. C’est la dernière étape de la transformation de la paternité.
Par quels biais le père transmet-il son modèle de masculinité ?
L’éducation d’un enfant se fait moins par prescription que par identification. C’est donc par imprégnation et par intériorisation des normes familiales que l’enfant va construire ses propres normes. Mais pas seulement ! L’enfant crée ses normes aussi en rapport au propre surmoi des parents. Bien souvent, le grand-père va transmettre un interdit ou une norme aux parents, qui eux-mêmes vont la transmettre à leurs enfants. Quand on transmet quelque chose à son enfant, on entend la voix de son père. Les pères et les mères sont aussi des enfants. Au fond, ils essaient de bien faire en tant qu’enfants pour faire de leurs enfants les meilleurs petits-enfants qu’ils peuvent pour leurs parents. Il faut donc raisonner sur trois générations pour comprendre la transmission des normes et leur possibilité de renouvellement.
« Avant, les pères naissaient au moment de l’accouchement ; maintenant, ils naissent avant l’enfant »
Les pères d’aujourd’hui sont-ils profondément différents des pères d’hier ?
J’en suis convaincu. D’abord, la paternité est devenue intentionnelle pour maintes raisons, en particulier la diffusion de la contraception. De moins en moins d’enfants naissent de pères qui n’en voulaient pas. Ensuite, la paternité est devenue précoce : le père va s’y intéresser au moment de la conception et va s’investir pendant la grossesse. Avant, les pères naissaient au moment de l’accouchement ; maintenant, ils naissent avant l’enfant. Le développement de l’échographie a joué un rôle crucial dans cette évolution. Elle est un appui sensoriel pour le père et lui permet de se projeter plus facilement en lui donnant de connaître le sexe de son enfant.
Qu’est-ce qu’un bon père, aujourd’hui ?
C’est un père capable de s’identifier à son enfant et à sa détresse, et qui peut donc lui apporter une présence et un soutien du quotidien. Le dur, le macho, est inapte à la paternité. Un bon père est capable d’intégrer ce que conventionnellement on a référé au féminin, c’est-à-dire de la douceur, de la tendresse, de l’affect ; la sensorialité est au cœur de sa relation avec son enfant.
Assiste-t-on à une rupture générationnelle inédite entre des pères et leurs fils ?
À mon sens, oui. En 1840, dans De la démocratie en Amérique, Tocqueville écrit que ce qui sépare un père de son fils est désormais moins une différence de statut qu’une différence d’âge. C’est de plus en plus vrai. On le voit au quotidien dans les productions culturelles. Les pères n’incarnent plus, comme dans La Lettre au père de Kafka datée de 1919, l’autorité absolue. La transmission se fait désormais à double sens ; elle est ascendante et descendante.
Y a-t-il des injonctions contradictoires entre le modèle du père et les nouvelles attentes sociales ?
Évidemment ! Pour quelle raison le congé paternité n’est-il pas de la même durée pour les hommes et pour les femmes ? On dit aux hommes qu’il est important qu’ils prennent leur congé paternité, mais celui-ci est non contraignant et insuffisant. Cela montre bien qu’un certain nombre d’institutions considèrent encore que le père n’est pas vraiment nécessaire. Dans les maternités, c’est plus insidieux. On leur dit qu’il faut qu’ils soient présents mais, dans nombre d’entre elles, il n’y a même pas encore de lit pour les accueillir dans les chambres, les horaires d’accès sont limités et les sages-femmes ne leur enseignent pas les gestes de soin autant qu’aux mères. Autre exemple : dans les centres médico-psychologiques, on ne demande pas systématiquement le consentement du père pour entreprendre une thérapie avec un enfant ou un adolescent. Je pourrais continuer encore longtemps. Tous ces signaux imperceptibles, les hommes les captent très vite. Ils comprennent rapidement s’ils sont indispensables ou non, et quelle marge de tolérance on va avoir à leur absence.
« S’il y a crise de la paternité, elle se joue plutôt entre les pères et leurs propres pères »
Peut-on parler de crise de la paternité, aujourd’hui ?
La paternité est une crise en tant que telle, à la fois générationnelle et conjugale. Cela dit, les pères, aujourd’hui, ressentent effectivement des difficultés dans leur rôle parce qu’ils sont pris entre un modèle paternel qui n’est plus conforme à ce dont les femmes et les enfants ont besoin aujourd’hui et leur propre désir de faire mieux que leurs parents. Je pense donc que s’il y a crise de la paternité, elle se joue plutôt entre les pères et leurs propres pères, et dans la nécessité de construire quelque chose qui n’a jamais eu lieu, à savoir une paternité de proximité, tendre, aimante, qui était occasionnelle dans certaines familles, mais pas majoritaire.
Malgré la rupture générationnelle, un dialogue père-fils est-il possible ?
Oui, j’ai d’ailleurs reçu à mon cabinet plusieurs jeunes pères venus avec leur propre père. De telles démarches n’existaient pas il y a trente ans. Je vois également beaucoup de pères d’adolescents qui viennent avec leurs enfants, parce qu’ils ont le sentiment que leur propre père ne leur a pas transmis les clés pour comprendre ce qu’était l’adolescence. C’est un moment dans lequel les pères se sentent parfois très perdus, plus qu’à la naissance de leur enfant.
Parce que c’est le moment où l’identité de l’enfant s’affirme ?
Oui, et aujourd’hui, les adolescents regardent leurs parents. Ils scrutent leurs attitudes, leurs idées, leurs convictions sur l’écologie, sur les droits des femmes. Ils questionnent davantage qu’ils ne jugent, même si leur démarche est parfois perçue comme agressive. Nous parlions un peu plus tôt de transmission descendante et ascendante : le surmoi et l’injonction viennent aujourd’hui davantage des enfants que des grands-parents. C’est très enthousiasmant de se dire qu’en tant que parents, nous qui donnons beaucoup à nos enfants, nous pouvons aussi recevoir de leur part. Pour paraphraser Rudyard Kipling, aujourd’hui, ce ne sont plus les pères qui disent à leur enfant : « Tu seras un homme, mon fils », mais les enfants qui interrogent : « Seras-tu un homme, mon père ? »
Propos recueillis par MANON PAULIC