Dans un contexte de lutte contre les violences sexuelles masculines, la pornographie est régulièrement pointée du doigt. Les images qu’elle véhicule, accessibles à tous, seraient à l’origine d’une construction « malsaine » de la sexualité des adolescents et alimenteraient les « déviances » des hommes hétéros qui la consomment. En 2017, à l’occasion de la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, Emmanuel Macron avait orienté son discours contre cette pratique. Plus récemment, dans le sillage des affaires French Bukkake et Jacquie et Michel – qui mettent en cause deux studios pornographiques pour des faits de viol et de traite des êtres humains –, un rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat intitulé L’Enfer du décor a débouché sur une résolution visant à faire de la lutte contre la pornographie une priorité des politiques publiques, à traduire dans les cours d’éducation à la sexualité.

La pornographie est-elle véritablement responsable des violences sexuelles masculines ? Le visionnage de vidéos fondées sur un imaginaire de domination masculine pervertit-il l’imaginaire sexuel d’hommes originellement « sains », hommes dont, selon la dernière enquête Ined, un sur deux déclare regarder régulièrement ou occasionnellement du porno ? Les études en sciences humaines tendent à démontrer qu’un tel raisonnement accorde à la pornographie plus d’importance qu’elle n’en a vraiment dans la construction des masculinités.

Il est clair que la pornographie, telle qu’elle existe majoritairement aujourd’hui, alimente un rapport viriliste et dominateur à la sexualité. Du point de vue de la production, rappelons que le caractère patriarcal et dominateur de l’industrie pornographique repose sur le fait qu’elle est régulée par l’État. Lorsqu’en 1975, par le biais de la loi X, Valéry Giscard d’Estaing lui impose une surtaxe et la limite à certains espaces de diffusion, il la condamne à rester un domaine de production culturelle à part, stigmatisé, ne pouvant prétendre aux financements du CNC ou à toute autre forme de subvention culturelle qui permettrait aux réalisatrices féministes qui proposent une culture alternative au porno mainstream – Anoushka, Carmina ou Robyn Chien, par exemple – de voir leurs démarches soutenues.

 

Chez les hommes hétéros, la sexualité se construit paradoxalement en opposition à la pornographie

 

Néanmoins, du point de vue de la consommation, le visionnage de porno reste une pratique active et non passive : on fait des choix de consommation, on accepte d’être touché par tel ou tel imaginaire. Et en fonction du contexte social et culturel d’un consommateur, l’interprétation des mêmes images sera différente pour chacun. La pornographie n’a d’influence significative, structurante, sur les hommes, que dans la mesure où elle vient renforcer des formes déjà instituées de construction de la masculinité. La sexualité se construit au carrefour d’une multitude d’influences, comme les médias, la culture populaire, les groupes de pairs, la pornographie, mais aussi les écrits scientifiques ou pseudo-scientifiques. Par exemple, l’idée selon laquelle un rapport hétérosexuel se termine lorsque l’homme a éjaculé est certes bien ancrée dans le scénario pornographique hétéronormé conventionnel, mais on la retrouve également dans la grande majorité des livres de sexologie. Ces influences plurielles sont ressorties lors d’entretiens que j’ai pu mener avec une trentaine d’hommes blancs, de classes moyenne et supérieure pour la plupart, à l’occasion de mon enquête. Par exemple, le premier souvenir d’excitation sexuelle de Nicolas, 29 ans, était lié à une scène du film La Guerre du feu, de Jean Jacques Annaud (1981), visionné en famille. Dans la scène en question, un homme préhistorique blanc imposait un rapport sexuel à une femme à la peau plus foncée, non consentante. Plus tard, une autre scène de sexe entre les deux mêmes personnages, cette fois consentie, donnait à voir la naissance d’un couple bientôt parents. Ces images ont participé à façonner la construction de la sexualité de Nicolas, en opposition à cette sexualité de la première scène qu’il considère comme primitive. Contrôler ses pulsions liées à une virilité prétendument naturelle – dans le sens d’une force physique supérieure – a constitué, à ses yeux, la voie d’accès à une masculinité respectable. Son cas est loin d’être singulier. Cette idée de virilité naturelle, très présente chez les masculinistes, est en réalité très largement répandue dans les imaginaires masculins hétéros.

Chez les hommes hétéros, la sexualité se construit paradoxalement en opposition à la pornographie, dont plusieurs aspects embarrassent, à commencer par l’homoérotisme que l’on retrouve souvent dans ses catalogues, et dans des scènes de gang bang, par exemple, ou de masturbation collective – pratique de construction et d’affirmation de la virilité à l’adolescence, basée sur un autre paradoxe : se masturber en public face à d’autres garçons est présenté comme une sorte de rite de passage pour devenir un homme viril, mais en même temps, il ne faut pas être un « pédé » !

« La masturbation face à la pornographie est considérée comme un affaissement de soi »


La pornographie représente par ailleurs un danger dans l’esprit des hommes, puisqu’elle met en péril le contrôle de soi, premier pilier de la virilité, en suscitant de l’excitation face à des images d’une sexualité jugée primaire, de bas étage. La masturbation face à la pornographie est considérée, depuis la lutte contre l’onanisme au xviiie siècle, comme un affaissement de soi. C’est dans cette optique qu’on luttait déjà contre les cartes postales érotiques à la fin du xixe siècle. Entre la défaite face aux Allemands en 1871 et la Première Guerre mondiale s’est développée une obsession autour de la virilité du corps social en général et de celui des travailleurs et des militaires en particulier. L’idée que la masturbation et la pornographie viennent dégénérer la race française a commencé à faire son chemin et perdure. On la retrouve dans les défis « NoFap » (« pas de branlette », en anglais) que des influenceurs masculinistes, souvent liés au fitness, proposent à leurs followers sur les réseaux sociaux.

En contre-modèle à la sexualité masculiniste, d’autres figures ont récemment émergé, tel Ben Nevert, youtubeur français connu de tous les moins de 30 ans, qui se présente comme l’incarnation de l’homme post-#MeToo. Les médias se sont saisis de l’histoire de cet ancien ado en retard de croissance, qui était vu comme efféminé et a été diagnostiqué hypersensible. Mais ce genre de profils vers lesquels se tournent les jeunes, parce qu’ils se présentent comme déconstruits, éludent totalement la question des violences sexuelles masculines. Il est donc urgent de multiplier les supports pour réfléchir à une autre sexualité – cinématographiques, comme le documentaire Vers la tendresse, d’Alice Diop, mais aussi pornographiques. Interdire n’a jamais été synonyme de révolution. 

 

Conversation avec Manon Paulic