Quel est l’état de santé de l’économie américaine ?
Elle s’est rarement aussi bien portée. La croissance est relativement soutenue : le PIB progresse (2,5 à 3 % par an) depuis plus de deux ans, le taux de chômage (environ 4 %) est au plus bas et l’inflation, qui avait dérapé, est en passe d’être maîtrisée. À la sortie de la pandémie, la reprise de l’activité a été forte aux États-Unis, le marché du travail s’est tendu et les salaires sont montés, alimentant la hausse des prix. L’enjeu a été de freiner l’activité sans casser la croissance. Beaucoup pensaient que cela serait impossible. La Réserve fédérale y est pourtant parvenue : en montant les taux d’intérêt, elle a fait atterrir en douceur l’économie. On peut ajouter à ce bilan l’évolution très favorable de la productivité, qui contraste avec ce que l’on observe en Europe : depuis 2016, le PIB par emploi ne progresse plus chez nous alors qu’il a crû de 10 % aux États-Unis et semble même avoir récemment accéléré !
Qu’en est-il du bilan de la politique économique de Biden et en particulier de son Inflation Reduction Act (IRA), promulgué en août 2022 ?
Contrairement à ce que son nom indique, l’Inflation Reduction Act ne visait pas à lutter contre l’inflation. Il s’est agi de favoriser le verdissement de l’économie américaine par des mesures de politique industrielle. Le succès a été étonnant. Les incitations fiscales et les subventions ont poussé les entreprises à investir massivement pour construire des usines : ces constructions ont été concentrées dans les secteurs des véhicules électriques, des batteries, mais aussi des semi-conducteurs. L’effort d’investissement en structures dans ces secteurs a été spectaculaire : il a été pratiquement multiplié par dix ! Ce type de productions est très automatisé et peu créateur d’emplois, mais il joue un rôle clé dans la transition énergétique et la modernisation de l’économie.
Pourquoi l’inflation a-t-elle été si explosive aux États‑Unis ?
Pendant la période du Covid, les Américains, confinés chez eux, ont acheté massivement des biens de consommation durables, poussant leurs prix à la hausse. Au sortir de l’épidémie, c’est dans les secteurs du service que les prix se sont envolés : il a fallu, en quelques semaines, pourvoir des millions de postes dans les hôtels, les restaurants ou les magasins qui avaient été fermés. Les employeurs y sont parvenus en proposant des salaires toujours plus attractifs : les employés ont profité de cette surenchère pour aller vers les emplois les mieux rémunérés. On a parlé, à tort, d’une « grande démission » : les départs volontaires ont explosé certes, mais ils ne signifiaient pas que les employés partaient se reposer à la campagne ! Ces hausses de salaire ont bénéficié, il faut le souligner, à ceux qui travaillaient dans les secteurs qui avaient été les plus touchés par les confinements, qui sont aussi ceux dont les salaires sont les plus bas et dont les emplois sont majoritairement occupés par des Noirs et des Hispaniques. Pour une fois, ce sont leurs revenus qui ont le plus progressé.
Si tous ces indicateurs sont au vert, d’où viennent les mécontentements ?
Ces populations ont beau avoir vu leurs ressources croître, elles n’en restent pas moins au bas de l’échelle des revenus. Et, en la matière, les inégalités sont particulièrement fortes aux États-Unis. D’autant que ceux qui bénéficient des salaires les plus élevés perçoivent aussi souvent des dividendes et réalisent des plus-values en vendant des actions. La hausse de la Bourse, celle des prix immobiliers également, fait que les ménages américains n’ont jamais été si riches. Mais cette richesse n’a jamais été tant concentrée. Le malaise des classes moyennes se comprend : sous l’effet de l’inflation, le revenu réel médian (la moitié des ménages gagne plus que lui, l’autre moins) a baissé au cours des dernières années. En outre, si l’inflation est en passe d’être maîtrisée, les prix ne baissent pas, en particulier ceux de l’alimentation.
L’autre enjeu est le prix des loyers et des maisons…
Avant la pandémie, les taux des emprunts hypothécaires étaient bas et les transactions avaient fait monter le prix des maisons. Après le Covid, la hausse des taux de la Réserve fédérale a renchéri le coût du crédit… mais les prix des maisons n’ont pas baissé. Résultat, on a aujourd’hui à la fois des prix immobiliers et des taux d’intérêt élevés – même si ces derniers viennent juste de commencer à baisser. Celui ou celle qui emprunte à trente ans pour acheter une maison « standard » doit verser chaque mois à la banque plus de 2 000 dollars, contre 1 000 avant la pandémie. L’accès à la propriété est devenu très difficile. Or l’achat d’une maison signe l’entrée dans l’American way of life. Kamala Harris a perçu le problème, et l’une des premières mesures qu’elle a annoncées a été une aide de 25 000 dollars aux primo-accédants.
« Les Américains n’ont jamais été aussi riches, mais la richesse n’a jamais été aussi concentrée »
Est-ce que l’inflation pèse dans la campagne ? Quelle sera son influence sur le vote ?
L’inflation oriente les débats de manière décisive. Donald Trump accuse Joe Biden et Kamala Harris d’être à l’origine de la « pire inflation depuis les années 1970 ». L’épisode inflationniste récent a été exceptionnel, en effet. Mais la pandémie l’a été tout autant. Et si Joe Biden – comme l’a fait avant lui Donald Trump – n’avait pas soutenu le revenu des ménages et leur demande, l’activité ne serait pas repartie comme elle l’a fait au sortir du Covid. Mais, face à un Donald Trump qui donne de l’économie une image désastreuse, Joe Biden comme Kamala Harris ne sont pas parvenus à « vendre » leur bilan plutôt positif ; ils n’ont pas pu convaincre les Américains du caractère relativement inévitable de l’inflation qui a sévi, ni du fait qu’elle est en train de s’arrêter. Cela risque de peser sur le vote de beaucoup de citoyens.
La dette publique, pourtant plus élevée qu’en Europe, ne semble pas un sujet de cette campagne…
La hausse du poids de la dette publique américaine (120 % du PIB) n’est en effet pas présente dans la campagne présidentielle, contrairement aux années 1980 par exemple. Même le Parti républicain ne semble pas s’en préoccuper. Bien sûr, les marges de rééquilibrage sont importantes : le prélèvement fiscal est relativement modeste aux États-Unis et monter les taux d’imposition permettrait de réduire rapidement le déficit. Encore faut-il disposer d’une majorité au Congrès pour le faire, ainsi que du consentement de la population. Ce qui est préoccupant de ce point de vue est moins le poids de la dette que la capacité politique du gouvernement à en maîtriser la trajectoire.
À quoi l’économie américaine ressemblera-t-elle en 2025 ?
Tout dépend du résultat des élections et de la politique qui sera menée. Donald Trump veut augmenter les droits de douane sur les biens en provenance de tous les pays. Cela aura pour effet de relancer l’inflation, de ralentir l’activité économique et de déséquilibrer plus encore le budget fédéral. D’autant, qu’il peut sans doute mettre en place cette politique tarifaire par décret, donc sans avoir à passer par le Congrès. Par ailleurs, le candidat républicain veut également faire cesser l’afflux de migrants et en déporter plusieurs millions, ce qui jouera aussi négativement sur la croissance et sur l’inflation.
Kamala Harris, elle, porte un projet social-démocrate consistant à alléger les impôts des classes moyennes et à augmenter ceux des plus riches ainsi que ceux des sociétés. Elle ne pourra toutefois le mettre en œuvre sans soutien du Congrès. Le risque est qu’elle se trouve, comme Joe Biden depuis deux ans, devant un Congrès divisé. La couleur du Congrès qui va être issu des élections est aussi importante que le nom du prochain président !
Êtes-vous optimiste ?
Non. Les États-Unis ont une économie qui fonctionne bien, mais les conditions de vie d’une majorité d’Américains peinent à progresser : le « ruissellement » promis par les apôtres du libéralisme est peu généreux. Plusieurs décennies de laisser-faire économique ont contribué à une érosion dramatique de la cohésion sociale. Et l’on voit clairement combien ce phénomène finit par rendre impossible tout débat démocratique. Les divisions, les incompréhensions et les oppositions sont devenues telles que la paix civile pourrait demain être menacée.
Propos recueillis par CLAIRE ALET