Il y a quatre ans, Joe Biden avait promis de réparer les fractures de l’Amérique. Y est-il parvenu, du moins en partie ?
Il n’a clairement pas réussi à guérir nos maux. Il est aujourd’hui très impopulaire, en grande partie à cause de l’inflation des dernières années et de son évidente infirmité. De plus, sa politique étrangère a été un échec cuisant. Mais je dirai ceci de Joe Biden : il est le premier président démocrate à avoir réellement compris le problème plus vaste qui affecte son parti, à savoir la défection de la classe ouvrière vers la droite, et à avoir essayé d’y remédier. Il s’est montré très favorable aux travailleurs : il a investi dans les infrastructures et l’industrie manufacturière et, après une interruption de près de quarante ans, il a recommencé à appliquer nos lois antitrust. Certes, tout cela, trop peu et trop tard. Seulement, c’est la première fois qu’un démocrate a tenté de faire quelque chose pour entraver la marche mortifère dans laquelle l’Amérique est engagée et, pour cela, il bénéficiera toujours de ma gratitude.
L’accession de Barack Obama à la présidence en 2008 a-t-elle été le déclencheur de l’ascension fulgurante d’une droite radicale, depuis le Tea Party jusqu’au MAGA ?
La droite existait bien avant l’accès au pouvoir d’Obama. Elle a connu son heure de gloire sous les présidences de Reagan et de George W. Bush. Le Tea Party était une tentative de sauver sa réputation après le colossal désastre auquel avaient abouti ses propres politiques économiques avec la crise financière mondiale de 2008. Mais, si la droite a réussi à se régénérer, ce n’est pas à cause de l’ascension d’Obama, c’est au contraire à cause de son échec. Le pays avait élu Obama pour qu’il s’occupe de Wall Street et de notre version miniature de la Grande Dépression. Il avait remporté une formidable victoire en 2008 et disposait d’une majorité dans les deux chambres du Congrès. Pourtant, il a échoué à faire payer Wall Street. Il a régulièrement laissé les élites s’en tirer à bon compte et a agi comme si elles n’avaient rien fait de vraiment répréhensible. Tout ce dont nous avions besoin, c’était de quelques plans de sauvetage, de bons accords commerciaux et de prêts aux étudiants. Or, à la fin de ses mandats, Obama avait pratiquement confié son administration à des employés de Google. La vision des « nouveaux démocrates » – dont Obama faisait partie – était que les travailleurs mécontents, qui avaient été auparavant les plus solides soutiens du parti, n’auraient de toute façon nulle part ailleurs où aller, et cela, grâce à notre système bipartite et à l’identification évidente des républicains avec les riches. Eh bien, l’intelligence de la droite, si l’on peut lui appliquer ce terme, a été de donner à ces électeurs mécontents un moyen d’aller ailleurs.
Vous avez dit que Kamala Harris représentait l’« illusion d’un changement ». Pourquoi ? Ne peut-elle convaincre les Américains de voter pour elle ?
Si, et elle a de bonnes chances de gagner, comme en aurait eu n’importe quel démocrate avec un certain niveau de compétence, d’intelligence et de charisme – ce qui est clairement son cas. Cependant, elle est aussi la vice-présidente de Joe Biden et, dès lors, elle ne peut pas échapper à son impopularité. Malgré tout son brio lorsqu’elle évoque le droit à l’avortement ou la menace que représente Trump, elle semble étrangement peu intéressée par ce dont le public se soucie bien plus : la montée générale des prix et le fossé qui se creuse entre les régions riches et les régions pauvres. Kamala Harris propose d’innombrables projets de crédits d’impôt ciblés et de subventions pour les petites entreprises, mais elle ne semble pas vraiment animée par l’envie de remédier à cet écart grandissant.
Quelles sont les origines du sentiment d’effondrement démocratique qui s’est aujourd’hui emparé de l’Amérique ?
Il est vrai que Donald Trump n’a aucun respect pour les traditions ou les institutions, et qu’il ne semble pas non plus reconnaître les limites du pouvoir dont dispose un président. Il paraît en outre ne pas voir quel mal il y a à ce que la foule de ses partisans prenne d’assaut le Capitole, en 2021. Je me console en me disant que, s’il est élu, il sera toujours soumis à l’État de droit, quoi qu’il veuille faire. Le vrai problème, c’est que la plupart des mesures qu’il prendra pourront s’inscrire dans le cadre de son mandat légal. Au fil des ans, nous avons permis que beaucoup trop de pouvoirs se concentrent entre les mains du président. Ainsi, depuis 2001, nous avons presque constamment été en guerre sans que le Congrès l’ait jamais déclarée. Autre exemple : nous savons maintenant comment fonctionne la censure des médias sociaux, et je ne doute pas qu’une nouvelle administration Trump utilisera ce pouvoir sans hésitation.
« Si la droite a réussi à se régénérer, ce n’est pas à cause de l’ascension d’Obama, c’est au contraire à cause de son échec »
Les causes plus profondes de l’effondrement de la démocratie découlent d’éléments structurels tels que le collège électoral, c’est-à-dire les « grands électeurs » [qui déterminent l’élection du président américain, lequel n’est pas élu au suffrage universel direct] et le système bipartite, que personne ne suggère de changer. Le bon côté des choses, c’est que les Américains sont le peuple le plus égalitaire de la planète. Nous détestons les élites de toutes nos fibres. La démocratie nous est naturelle, elle est ce que nous sommes. Nous n’appelons pas à son abandon ou quoi que ce soit d’autre.
La possibilité d’une réélection de Trump est-elle le symptôme d’une faille dans le système démocratique ?
Pas forcément. Aussi répugnant qu’il nous paraisse, Trump est le candidat dûment oint par le Parti républicain et choisi à une écrasante majorité par ses électeurs aux primaires. Par ailleurs, en 2016, il n’avait pas obtenu le plus grand nombre de suffrages et il a malgré tout pu devenir président, grâce au collège des grands électeurs. Et il y a de fortes chances que cela se reproduise cette fois.
Le poids du Wyoming (500 000 habitants) au Sénat est identique à celui de la Californie (40 millions). Cette disproportion doit-elle inspirer à l’Amérique des réformes constitutionnelles radicales ?
Tout le monde sait que c’est ce qu’il faudrait faire. Il est toutefois très difficile de modifier la Constitution, surtout lorsqu’il s’agit de priver autant de petits États de leurs pouvoirs.
Les évangéliques auraient dû rejeter Donald Trump, qui incarne la corruption morale et financière. Pourtant, ils se sont ralliés à lui à plus de 90 %. Comment l’expliquez-vous ?
Cela fait quelque temps que je n’ai pas parlé à des évangéliques. Je soupçonne que c’est parce qu’ils ont vu en Trump un instrument de Dieu, même s’il n’est pas pieux. Après tout, il a obtenu pour eux ce que de pieux hypocrites, comme Reagan et Bush, n’avaient pas réussi à faire : Trump a choisi les juges de la Cour suprême qui ont annulé l’arrêt Roe v. Wade, rendu par cette même cour en 1973, qui instaurait le droit des femmes à l’avortement au niveau fédéral. Cependant, il semble que les évangéliques soient cette fois moins enthousiastes à son égard : en effet, ils ont constaté que Trump avait tenté de se dédouaner de ses responsabilités à la suite de la dernière décision, extrêmement impopulaire, prise par la Cour sur l’avortement [qui a validé, à l’inverse, le droit des États à interdire l’avortement].
Vous avez consacré un essai au populisme américain. Trump peut-il, à vos yeux, se ranger sous cette bannière ?
De nombreux Européens lient le terme « populiste » à une politique démagogique. Pourtant, aux États-Unis, ce mot a d’abord été employé en 1891, au Kansas – mon État d’origine –, par des personnes qui tentaient de créer un mouvement agricole et ouvrier de gauche. Il désigne une foi en la sagesse de l’individu moyen. Ce « populisme », de gauche, se préoccupe sans cesse de l’économie et imagine toujours que les réformes viennent de la base. Il y a une longue tradition de cet ordre dans la politique américaine, y compris chez différents démocrates, mais aussi dans le mouvement des droits civiques. Donald Trump, lui, n’est en réalité qu’un démagogue.
Pourquoi, alors, le populisme est-il aujourd’hui associé aux républicains ? Comment les démocrates ont-ils perdu la classe populaire ?
Dans les années 1970 à 1990, ils ont décidé de ne plus s’identifier à la tradition populiste de Roosevelt, de Truman et de Lyndon Johnson. Les démocrates pensaient qu’il y avait quelque chose de douteux à être un parti qui se souciait des travailleurs. Ce qui comptait désormais, c’était les ordinateurs ! l’université ! la mondialisation ! l’innovation financière ! C’est de ces sujets, pensaient-ils, que devait se préoccuper un parti de gauche moderne. Dans le même temps, et par pur opportunisme, les républicains ont tout fait pour s’identifier aux travailleurs que les démocrates abandonnaient. Leur démarche a surtout pris la forme de « guerres culturelles », lesquelles sont toujours présentées comme une lutte des classes, avec, d’un côté, les gens ordinaires et, de l’autre, une élite hautaine. Les guerres culturelles sont sans fin et très, très attrayantes.
Trump a poussé cette stratégie plus loin, en attaquant les démocrates sur les enjeux économiques, les accords commerciaux de l’ère Clinton qui ont tant contribué à désindustrialiser le pays. Inutile de dire qu’il n’est pas un vrai populiste. Quand il a été président, il a réduit les impôts et déréglementé l’industrie comme n’importe quel autre républicain l’aurait fait. Trump n’est qu’un escroc avec un autre angle d’attaque.
Vous l’avez qualifié de « néronien ». Est-il sur le point de mettre le feu à l’Empire américain ? Et prenez-vous au sérieux le « Projet 2025 », mis au point par le laboratoire d’idées conservateur The Heritage Foundation, qui octroierait au président des pouvoirs quasi illimités ?
Si je croyais sincèrement que Donald Trump allait défaire l’impérialisme américain, je voterais peut-être pour lui. Bien sûr, cela n’arrivera pas. Je n’ai pas lu le « Projet 2025 », mais certaines parties sont probablement sérieuses. Depuis les années 1970, des groupes de réflexion conservateurs ont élaboré des plans ingénieux pour réduire le pouvoir du gouvernement fédéral et confier certaines de ses fonctions au secteur privé. Les présidents républicains précédents ont mis en œuvre certains d’entre eux. Trump ne connaît peut-être pas les plans pour l’avenir du « Projet 2025 », mais les personnes qu’il nommera sont, elles, certainement mieux renseignées.
Si Trump perd, y a-t-il un risque qu’il récuse le résultat et que des troubles armés se produisent, comme en janvier 2021 ?
S’il perd, je suis certain qu’il dira avoir été floué. C’est sa façon de fonctionner. Je doute toutefois qu’il y ait des troubles armés. Aujourd’hui, il n’est qu’un simple citoyen, pas le président, et il ne faut pas oublier que la police et les forces armées des États-Unis sont très bien équipées.
Y a-t-il des raisons d’être optimiste pour ce pays ?
Et comment ! L’Amérique est un beau pays, prospère et inventif, avec des océans de chaque côté et des voisins amicaux au nord et au sud. Nous disposons de ressources naturelles incroyables et des agriculteurs les plus productifs au monde. Le peuple américain est, comme je l’ai dit précédemment, le peuple le plus égalitaire qui ait jamais existé ; enfin, malgré toutes nos inégalités, nous méprisons la prétention, quelle qu’elle soit. Nous aimons la liberté, notre créativité est infinie et nous sommes des populistes nés, ce qui est une très bonne chose.
Propos recueillis par SYLVAIN CYPEL