Dans une nouvelle de 1953, La Grande Grammatisatrice automatique, le jeune Roald Dahl imaginait un supercalculateur capable de reconnaître et d’agencer les mots à la demande. En programmant les bons éléments – l’intrigue, les personnages, le ton –, la machine pouvait alors déverser des milliers de textes pour envahir le marché des lettres. « La qualité est peut-être moins bonne, mais qui s’en soucie ? C’est le prix de revient qui compte. Pourquoi ne pas considérer une œuvre littéraire comme un article que l’on peut fabriquer, une chaise, un tapis, par exemple ? Pourvu que les commandes soient livrées à temps, qui s’inquiétera de l’origine de la marchandise ? »

Il n’est pas anodin que la nouvelle de Dahl ait été publiée au moment même où l’intelligence artificielle commençait à prendre corps, dans ces années 1950 où Alan Turing imaginait un test pour mesurer la capacité de la machine à imiter l’homme, et où la conférence de Dartmouth réunissait les pionniers de cette aventure informatique. Soixante-dix ans plus tard, leurs rêves semblent devenus réalités : le logiciel ChatGPT est capable de rédiger des textes sur n’importe quel sujet, Midjourney de produire des œuvres d’art époustouflantes, et déjà des entreprises annoncent monts et merveilles pour la vidéo virtuelle… Bien sûr, l’intelligence artificielle était déjà présente dans nos quotidiens, via nos applications de commerce ou de navigation par exemple. Mais l’irruption de ChatGPT et consorts semble destinée à être à l’IA ce que l’émergence du Web fut, au cœur des années 1990, à Internet : une formidable accélération, avec l’adoption de ces outils par le grand public, en même temps qu’un vertige face à l’avenir qui s’ouvre devant nous.

Jusqu’où l’IA va-t-elle changer nos vies ? Ce numéro du 1 esquisse les premières évolutions déjà observées, dans le domaine du travail, de l’éducation ou de la culture. Il s’interroge, aussi, sur la mainmise des géants du numérique sur ces technologies – mainmise qui paraît, à ce stade, bien plus alarmante qu’une hypothétique révolte des machines. Car c’est bien là l’enjeu essentiel de cette révolution scientifique : sera-t-elle un instrument en faveur de la liberté et de la connaissance ? Ou alors une nouvelle forme de servitude à l’égard d’intérêts privés, qui ont plus souvent fait la preuve de leur puissance que de leur bienveillance ? Dans la nouvelle de Dahl, la plupart des écrivains finissaient par se résoudre à signer de leur nom les textes produits par la machine. De même, nous aurons à l’avenir à décider à quel point nous souhaitons dépendre de ces intelligences artificielles.