Le retrait inattendu de Joe Biden a libéré une énergie à laquelle nous pensions tous avoir renoncé, il a ouvert la porte à un espoir qui, paradoxalement, m’effraie un peu. Parce que je me souviens de 2016, de mes espoirs déçus alors, de cette soirée terrible aux airs de fin du monde durant laquelle je me suis saoulé à mort pour oublier les flashs infos sur la victoire de Trump. Chaque jour, aujourd’hui encore, nous mesurons les dégâts de sa présidence, notamment au niveau de la Cour suprême. S’il parvenait à y nommer encore un ou deux juges ultraconservateurs, alors le pays prendrait une direction irrémédiable pour les décennies à venir. Et pourtant, il y a bien un autre chemin possible. Pete Buttigieg rappelait sur Fox News il y a quelques jours que cette élection était un espoir aussi pour les républicains. Un espoir pour ce parti d’abandonner enfin les chimères de l’alt-right, qui l’ont mené d’échec en échec, un espoir de n’être plus l’otage de Trump et consorts, et de retrouver le sens commun qui fut le sien durant les années Reagan ou même Bush. D’être à nouveau ce parti que soutenaient mes parents, qui voulaient payer moins d’impôts mais n’avaient pas un mot de haine dans la bouche.

La plus grande partie du pays réside au centre

J’ai vécu toute ma vie d’adulte en Caroline du Nord, dans un comté qui balance d’une élection à l’autre entre démocrates et républicains. Je pourrais vous dire que je suis un témoin privilégié du fossé grandissant entre ces deux Amériques. Mais la vérité est que la plus grande partie du pays réside au centre, et que le paysage est bien plus ambigu que le portrait qu’en tirent les médias. Le problème est que nous avons donné la parole à ceux qui crient le plus fort, parce que la raison n’est pas très sexy, et qu’il y a plus à gagner à mettre en scène la radicalité. De très nombreux Américains se sentent aujourd’hui abandonnés par leurs partis traditionnels, parce qu’ils ont le sentiment que ceux-ci se sont éloignés du centre. Or cette évolution politique coïncide avec la perte collective de notre capacité à maintenir une discussion publique. Nous ne parvenons plus à débattre au sein de nos familles, encore moins avec des étrangers. Les réseaux sociaux, bien sûr, ont aggravé ce phénomène en nous habituant à évoluer dans des caisses de résonance où nous ne rencontrons que notre propre écho. Mais la graine de la discorde a été semée il y a bien plus longtemps.

Dans mon roman Les Deux Visages du monde, je mets en scène une petite ville des Appalaches où surgit un débat autour du drapeau confédéré : est-il un simple marqueur culturel du sud des États-Unis ou cache-t-il une symbolique politique bien plus grave ? Cette querelle très forte aujourd’hui traduit l’absence de terrain d’entente, et cela tient, je crois, à une question d’éducation : pendant plus d’un siècle, on n’a pas enseigné aux enfants de ce pays que la guerre de Sécession était intrinsèquement liée à la question de l’esclavage. Mes grands-parents ne l’ont pas appris, mes parents non plus, et même moi, qui ai quarante ans, on ne me l’a pas dit à l’école. C’est ce détournement de l’histoire qui permet à l’alt-right de faire oublier que ce pays a été fondé sur le suprémacisme blanc.

Ce que nous observons aujourd’hui, c’est le dernier râle des tenants de l’ordre ancien qui s’accrochent à cet héritage raciste et patriarcal, au prix du détournement de la vérité. Quand J.D. Vance s’affiche « pro-famille », c’est un mensonge ! Être pro-famille, ce serait défendre une couverture santé universelle et des crèches publiques, pas de fermer les cliniques d’avortement ! Ce serait défendre, comme l’a fait Tim Walz, la gratuité des cantines scolaires ! Mais non, ces gens-là préfèrent s’intéresser aux enfants avant qu’ils ne naissent, jamais après. Et veulent surtout empêcher les femmes de monter dans l’échelle sociale, car cela nuirait à leurs privilèges… Au bout du compte, il s’agit de garder le pouvoir entre les mains de ceux qui me ressemblent : des hommes blancs.

Il y a un siècle, le sociologue W.E.B. Du Bois, premier Afro-Américain à avoir obtenu un doctorat, se lamentait déjà que les classes populaires blanches et noires ne parviennent pas à s’unir malgré leurs intérêts communs. Qu’un travailleur pauvre de l’Alabama, qui cumule deux emplois, ou une mère célibataire de Pennsylvanie tombent sous le charme d’un escroc de New York, voilà le grand mystère pour moi. Je ne suis pas totalement naïf, je sais qu’il y a une volonté délibérée dans ce pays d’effacer les questions de classes pour mieux diviser les gens selon des catégories raciales ou culturelles. Pour être le plus grand, le plus sûr chemin serait de forcer les autres à s’agenouiller. Mais je suis convaincu que nous arrivons au bout de ce système. Que ces idées sont aussi vieilles et fatiguées que l’est Trump. Bien sûr, j’aimerais qu’elles meurent encore plus vite. Mais j’ai foi dans la jeune génération, plus ouverte, plus progressiste que jamais. Et cette élection cruciale peut être la leur. 

 

Conversation avec JULIEN BISSON