Parlement, ce qui est suspendu et ce qui continue…
En l’absence d’un gouvernement de plein exercice, la part du travail parlementaire directement tributaire de la présence du gouvernement est mécaniquement interrompue. C’est le cas des questions au gouvernement les mardis et mercredis, et surtout de toute l’activité législative, l’examen dans l’hémicycle des projets de loi d’initiative gouvernementale et des propositions de loi d’initiative parlementaire pour lesquelles la présence d’un membre du gouvernement est requise. Ce volet de l’activité parlementaire reprendra sitôt qu’un nouveau gouvernement aura été formé.
En revanche, un autre volet important du travail du Parlement, l’activité en commissions, notamment de contrôle et d’évaluation des politiques publiques, continue même pendant cette période transitoire. Jeudi dernier, par exemple, Jérôme Fournel, le directeur de cabinet de Michel Barnier, a été auditionné en tant qu’ancien directeur général des Finances publiques par la commission des finances de l’Assemblée nationale qui enquête sur les causes de l’aggravation des déficits publics et de la dette publique.
Ce que prévoit la « loi spéciale »
Emmanuel Macron a annoncé qu’un projet de « loi spéciale » serait déposé au Parlement mi-décembre afin d’« appliquer en 2025 » les choix budgétaires « de 2024 ». Cette possibilité prévue par l’article 47 de la Constitution permet à un gouvernement d’obtenir l’autorisation du Parlement de prélever l’impôt sur la base de l’année précédente et ensuite d’ouvrir par décrets les crédits de dépenses, là aussi sur la base de l’année précédente. Cette loi spéciale, pensée comme devant présenter un caractère transitoire dans l’attente de l’adoption d’une véritable loi de finances, permet que la vie administrative du pays puisse continuer à partir du 1er janvier.
Des barèmes revalorisés ou pas ?
Il y a un débat pour savoir s’il est possible de procéder en loi spéciale à un réajustement des barèmes d’imposition afin de tenir compte de l’inflation. Le président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Éric Coquerel, a ainsi fait part de son intention de déposer un amendement en ce sens. En l’absence d’une telle revalorisation, des personnes pourraient se retrouver dans la tranche fiscale supérieure sans que leur pouvoir d’achat réel ait augmenté.
Tout est question d’interprétation des textes. L’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) précise que la loi spéciale concerne « les impôts existants ». Le débat porte donc sur cet adjectif « existant ». Cette formule exclut la modification des taux, mais peut-on au moins réajuster les barèmes dans une interprétation souple de l’adjectif « existant » ? Le projet de loi de finances pour 2025, qui était en cours d’examen avant l’adoption de la motion de censure, prévoyait bien une telle indexation.
Une note du Secrétariat général du gouvernement, organe de conseil juridique et administratif, doit donner un avis. Y a-t-il un risque, comme certains le craignent, de censure par le Conseil constitutionnel d’un projet de loi spéciale contenant une réindexation des barèmes ?
Encore faut-il que le Conseil soit saisi. Il ne peut l’être que par le président de la République, le Premier ministre, le président de l’Assemblée nationale, celui du Sénat, soixante députés ou soixante sénateurs. En cas de consensus entre l’ensemble des forces politiques sur la nécessité fonctionnelle d’adopter une telle loi spéciale, il est possible qu’il n’y ait pas de saisine. D’autre part, il est arrivé que le Conseil constitutionnel intègre dans sa jurisprudence la nécessité d’assurer la continuité de l’État et du fonctionnement de ses services dans certaines circonstances particulières.
Comment sortir de l’instabilité ?
La loi spéciale étant censée présenter un caractère transitoire, il faudra qu’un nouveau budget soit voté durant le premier semestre 2025. Mais, compte tenu du contexte politique, l’incertitude prévaut. Dès lors, la question se pose de savoir comment sortir d’une telle instabilité institutionnelle. Une piste à explorer est celle d’une modification des règles applicables au dépôt d’une motion de censure à l’Assemblée nationale.
La motion de censure telle qu’elle est pratiquée en France a pour objet de renverser le gouvernement mais elle ne précise pas par qui on va le remplacer. Elle n’a donc qu’un effet négatif : marquer son opposition. Cela n’empêche pas la stabilité gouvernementale dans un contexte de fait majoritaire mais il peut en aller différemment lorsqu’il n’existe aucune majorité à l’Assemblée nationale, comme c’est le cas aujourd’hui.
Une motion de censure constructive comme en Allemagne ou en Espagne interdirait « les coalitions des contraires »
La motion de censure constructive…
Il existe un autre type de motion de censure qui pourrait garantir une forme de stabilité : c’est la motion de censure constructive, qui est appliquée en Allemagne ou en Espagne. Dans ces pays, les motions de censure ne sont recevables que si elles s’accompagnent de la mention explicite du nom du candidat proposé pour devenir le nouveau chef de gouvernement. C’est ainsi qu’Helmut Kohl, en Allemagne, et Pedro Sánchez, en Espagne, ont accédé au pouvoir.
La motion de censure constructive a deux vertus : elle garantit une stabilité institutionnelle en évitant des « coalitions des contraires » lorsque des formations sont d’accord pour désavouer un gouvernement mais pas pour gouverner ensemble. Ces formes de coalitions politiques ont été nombreuses sous la IVe République, conduisant à une grande instabilité ministérielle : la durée moyenne de vie d’un gouvernement était alors de six à sept mois. D’autre part, elle redonne la main au Parlement sur le choix du Premier ministre, ce qui va dans le sens de la démocratie parlementaire.
… couplée à la proportionnelle
De nombreuses formations politiques, parfois d’opinions très éloignées, réclament la mise en place du scrutin à la proportionnelle pour l’élection des députés. Si un tel système électoral présente l’avantage théorique de permettre une représentation juste dans un contexte de grande fragmentation des forces politiques, il n’offrirait aucune garantie de constitution de majorité homogène, gage de stabilité institutionnelle. Mais si cette stabilité est déjà garantie par la mise en place de la motion de censure constructive, cette difficulté serait levée. De ce point de vue, motion de censure constructive et scrutin proportionnel peuvent apparaître comme complémentaires dans le cadre d’une évolution plus large des institutions.
Comment adopter une telle motion ?
Modifier les articles 49 et 50 de la Constitution qui définissent les conditions de la motion de censure implique une révision constitutionnelle. C’est une procédure complexe qui nécessite un vote conforme de l’Assemblée et du Sénat, puis soit un référendum, soit éventuellement, dans le cas d’une révision dont le président de la République serait l’initiateur, un vote du Congrès – la réunion des deux chambres à Versailles – à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Les perspectives d’adoption d’une telle révision restent donc aléatoires.
En revanche, il est possible de réfléchir à d’autres options. Car, en matière de fonctionnement des pouvoirs publics, il y a ce qui est explicitement inscrit dans les textes et ce qui se pratique. Ainsi, la possibilité pour un président de révoquer un Premier ministre n’est pas explicitement prévue dans le texte constitutionnel ; pourtant, elle existe en pratique, du moins hors périodes de cohabitation. Dès lors, pourquoi ne pas réfléchir, à défaut de révision constitutionnelle, à une application de la motion constructive en pratique ?
Imaginons par exemple un président de la République qui annoncerait qu’en cas de vote d’une motion de censure, il nommerait d’office comme Premier ministre son premier signataire [la première signataire de la motion de censure votée le 4 décembre était la députée Mathilde Panot]. Selon un tel scénario, chaque député aurait conscience qu’en votant une motion de censure, il ne se contente pas de renverser un gouvernement qui lui déplaît, il doit également assumer d’« élire » un successeur au Premier ministre. Cela pourrait être une manière de placer chacun devant ses responsabilités.
Conversation avec Patrice Trapier