Le principal avantage du sommeil est de mettre fin à toutes relations sociales. Soyons honnêtes : si nous avons tant besoin de dormir, quoi qu’en disent les médecins, c’est d’abord parce que nos congénères nous fatiguent. Il est usant de se côtoyer. Or, nous avons à disposition tous les jours un temps où nous n’avons plus à entretenir la conversation, ni à prendre garde à nos propos, un temps où nous n’avons plus à tenir notre rang, ni à écouter ni à nous justifier, où nous pouvons enfin être impolis, égoïstes et mal élevés. Toute la comédie sociale s’arrête quand je vais dormir. Je suis, en me retirant dans ma chambre, enfin libérée de cette civilisation qui m’oblige.

Je vole, je flotte, ou peut-être je chute

Pendant les fêtes de Noël, si votre belle-famille vous casse la tête, je vous déconseille le coup de la promenade en solitaire sur le mode « Je sors faire un tour ». Un enfant désobéissant insistera pour vous accompagner. La belle-mère vous suspectera de vouloir la fuir. Dites plutôt : « Je me sens lasse, je vais faire une sieste. » Aller dormir est la voie royale pour retrouver sa tranquillité. La marmaille surexcitée aura pour ordre de ne pas vous déranger, la belle-famille pliera respectueusement devant ce besoin primaire. C’est qu’il serait inconvenant d’empêcher un invité de dormir. Ainsi, vous voilà retirée dans une chambre, enfin seule. Personne n’ira vérifier que vous dormez vraiment, mais vous aurez gagné un lit, la paix, le silence.

Je connaissais un homme qui s’endormait en pleine scène de ménage. Ça mettait fin à la discussion. Quand sa femme lui disait : « Il faut que je te parle », ses yeux se fermaient. Elle lui reprochait de ne pas prendre ses responsabilités, il bâillait déjà. Elle disait : « J’en ai marre de devoir tout faire ici » et le mari ronflait avec allant. Cette femme finit par coucher avec un autre homme. Le sommeil donne réponse à tout.

Pour ma part, dormir est un tel moment d’intimité avec moi-même que je ne conçois pas de dormir à deux. Le lit conjugal, c’est la perpétuation de la relation sociale. Or le sommeil est l’expression la plus pacifique mais la plus radicale de la misanthropie. 

Pour preuve, voyez comment la race des philanthropes retarde le moment d’aller se coucher. Ils sont tellement heureux en société. Avez-vous déjà vu un comédien dormir avant trois heures du matin ? Et que dire des prétentieux qui pérorent pendant un dîner ? Ah, ils ne sont pas pressés de clore la conversation. Je ne parle même pas des enfants surexcités, ces tribus puériles affamées de flatteries qui ne veulent jamais aller au dodo. Tous se sentent perdus sans le regard des autres.

Il faut entrer dans le sommeil au bon moment. Pour moi, il s’agit de 22 h 40. À ce moment-là, mon horloge biologique m’envoie un signal si fort que je peux donner l’heure exacte aux convives chez qui je dîne avec des bâillements répétés qui me sont imposés par ce qu’il faut bien décrire comme une instance intérieure réclamant son dû. Cette autorité exige de me voir couchée dans la minute, et si je m’y refuse, toute entrée dans le sommeil m’est quasiment impossible avant 01 h 00. Mais comme j’aime le sommeil plus que mes amis, je suis rarement infidèle à l’appel de 22 h 40. Je me suis donc débrouillée pour prendre congé de mes hôtes avant cette heure, ma foi, raisonnable pour une fin de dîner.

J’ai une relation suivie avec mes oreillers. Longtemps j’ai cru m’en passer. Mais depuis que certains problèmes de dos m’ont interdit la position ventrale dans laquelle, nourrisson, j’avais connu les primes délices du berceau à une place, je dors sur le dos, et ces deux compagnons encadrent ma tête sans trop la surélever. J’ai beaucoup d’amitié pour les draps de lit. Je dépense des petites fortunes pour des parures que je veux lisses sans être sèches, moelleuses sans être lourdes, car un bon sommeil est une œuvre de plaisir… Ah, s’enfoncer dans ces draps propres et luxueux, s’y vautrer pendant huit heures, vaut bien un petit sacrifice financier.

Je suis dans ma chambre. Personne ne viendra plus me déranger.

Je lis. La lecture est comme une dernière conversation, que je peux interrompre à ma guise, sans que l’auteur se vexe parce que je détourne le regard et dis : « Bon là, je décroche. On reprendra demain, ok ? » Les livres sont beaucoup plus souples que les êtres humains.

J’éteins la lumière.

Enfin seule. Le sommeil est le dernier plateau de l’égoïsme. Plateau soutenu par quatre précieuses cariatides : la fatigue, la nuit, le silence et le noir. L’absence de l’une d’entre elles fait cruellement ressentir sa nécessité. Si toutes les quatre demeurent près de moi, mon esprit commence cette activité qui consiste à tendre vers sa non-activité.

Je vole, je flotte, ou peut-être je chute ; une ouate anesthésiante m’envahit le crâne ; les bruits deviennent lointains, et ceux qui percent – un scooter pétaradant en ville – semblent venir appuyer directement sur le tympan, puis se retirent. Un engourdissement onctueux tisse un filin autour de mon corps. Par un seul mouvement de mon bras, pour me gratter par exemple, je peux interrompre cet enveloppement ; il reprendra ensuite, tel un escargot effrayé qui ressortira de sa coquille et se redépliera. À quel moment le sommeil surgira-t-il ? 

Extrait de « Le meilleur moyen de se débarrasser des autres » dans Dalibor Frioux (dir.), Éloge du sommeil à l’usage de ceux qui l’ont perdu © Éditions du Seuil, 2017Illustration Stéphane Trapier