L’imprévisibilité est une agression pour notre cerveau. Ses effets sont d’ailleurs facilement observables chez l’être humain : elle est très mal vécue et suscite même de l’aversion. Si elle perdure, elle peut provoquer des symptômes anxieux, voire dépressifs : perte de l’élan vital, perte du plaisir, insomnie… Très concrètement, l’exposition à cet effet stressant de l’incertitude s’avère toxique pour le cerveau : on observe une perte neuronale, avec une atrophie de l’hippocampe, une structure de notre cerveau jouant un rôle central dans la mémoire et l’apprentissage. Plus l’exposition à ce type d’agressions est prolongée, plus l’atrophie hippocampique est importante. À l’inverse, les traitements antidépresseurs ont un effet neurotrophique, c’est-à-dire qu’ils peuvent régénérer ces structures cérébrales.

Ce sont des modèles animaux qui ont permis de rendre compte de la toxicité de l’imprévisibilité pour le cerveau. Prenez une souris : la meilleure façon de la déprimer, c’est de la soumettre à un environnement incertain. De nombreuses études scientifiques l’ont démontré : si vous maltraitez une souris à heure fixe, elle ne déprimera pas, et s’adaptera. En revanche, si vous rendez son environnement inconfortable de façon imprévisible, en inclinant par exemple sa cage ou en allumant les lumières en pleine nuit, sans qu’elle ait pu le prédire, vous induisez un comportement dépressif. C’est ce que l’on appelle le chronic unpredictable stress, le « stress généré par des événements imprévisibles chroniques ». La souris déprimée abandonnera alors plus rapidement qu’une autre face à une situation difficile, perdra l’appétit, etc. Certes, l’être humain dispose évidemment d’autres stratégies de défense, plus ou moins adaptatives, que la souris. L’une d’entre elles consiste d’ailleurs à attribuer une cause à un événement incertain, quand bien même celle-ci serait fausse. Pour le démontrer, une étude parue dans la revue Science consistait à faire jouer des participants à une sorte de jeu de cartes dont ils devaient deviner la règle de classement. Certains d’entre eux recevaient des instructions aléatoires : à chaque fois qu’ils pensaient avoir trouvé une règle régulière s’appliquant à tous les tirages, celle-ci était infirmée par le tirage suivant. Les résultats montraient que les participants ayant été soumis à des instructions aléatoires, c’est-à-dire à l’incertitude, étaient plus susceptibles que les autres d’adopter, lors des expériences suivantes, des théories explicatives irrationnelles. Avec mes collaborateurs, nous avons également pu montrer au niveau cérébral que l’un des effets de l’incertitude est de faire adopter aux êtres humains, de façon prématurée, des croyances ayant pour fonction de réduire l’incertitude. Dans une situation d’incertitude maximale, on tente d’adopter une certitude locale pour se soulager.

Le stress peut-il pour autant être moteur ou vecteur d’effets positifs ? Il a un rôle d’aiguillon, de ressort interne permettant de se mobiliser, et les effets bénéfiques résulteraient de cette mobilisation. Mais il est très différent d’être confronté à quelque chose qui vous mobilise et auquel vous pouvez répondre, que de l’être à quelque chose qui vous mobilise sans que vous puissiez donner une réponse pertinente : on en revient à l’imprévisibilité. Si vous passez un examen ou un entretien d’embauche, ressentir une décharge d’adrénaline peut se révéler utile, cela peut vous remobiliser car vous connaissez l’objectif de cet événement stressant : le succès de votre examen ou de votre embauche. Mais c’est très différent si cette décharge d’adrénaline est provoquée par un environnement instable sur lequel aucune de vos performances n’aura d’effet. On revient alors à son effet dépressogène, et à la tentation de s’en protéger par des croyances, notamment conspirationnistes. 

Conversation avec EMMA FLACARD