En quoi la France souffre-t-elle de sa bureaucratie ?
Quand j’ai traversé la France à cheval en 2020, j’étais hébergé chez l’habitant. Les gens me racontaient leurs problèmes. Ils parlaient très peu de sujets généraux. En revanche, chacun avait un point de fixation administratif. Si l’on dessine un tableau à double entrée avec d’un côté les habitants des campagnes et ceux des villes, de l’autre les salariés et les non-salariés, ceux qui prennent le mur normatif le plus violemment dans la figure sont les non-salariés à la campagne. Ce n’est pas une question de revenus, mais d’éloignement des centres de pouvoir et d’information. Et cela montre que la question bureaucratique est d’abord une question de justice. Il suffit de voir un formulaire de demande du RSA pour comprendre combien la bureaucratie exclut.
« La simplification est protectrice. Elle permet à chacun de revendiquer directement son droit »
J’ai noté aussi qu’elle provoque un degré d’agacement et de frustration supérieur aux dommages causés. Autant un agriculteur peut admettre un coup dur lié aux intempéries, autant il n’accepte pas ce qu’il considère comme une absurdité, causée par les hommes eux-mêmes, et non par une fatalité. D’un côté, on trouve les insiders qui peuvent se payer des intermédiaires et se faufiler dans le labyrinthe normatif ; de l’autre, les outsiders qui ne comprennent plus le droit qui les régit. Quand ils se trouvent dans une situation tant soit peu baroque, le système coince. Je me souviens d’une femme qui tenait une ferme-auberge qui avait le double statut de GAEC [groupement agricole d’exploitation en commun] et de SARL. C’était un cauchemar. Que disent les préfectures, en théorie chargées de faire respecter la loi ? On ferme les yeux, restez sous le radar. Mais quand on reste sous le radar, on prend l’habitude de se sentir toujours suspect, dans une insécurité juridique permanente, car à tout moment peut survenir le contrôle. Ce sont les honnêtes gens qui aujourd’hui cultivent vis-à-vis de l’État de droit une défiance dévastatrice pour le système démocratique.
De quelle façon ?
Quand on doit remplir trois formulaires pour installer une clôture, on finit par considérer que rien de ce qui vient d’en haut n’est crédible et que ceux qui prennent ces décisions ne méritent pas le respect. Certes, nous subissons tous la paperasse. Mais, pour les plus éloignés des structures centrales, cela peut être une question de vie ou de mort, comme pour Jérôme Laronze, cet éleveur de Saône-et-Loire qui avait déclaré trop tard des veaux nouveau-nés et qui, après une longue descente aux enfers administratifs, fut abattu en 2017 par un gendarme – il faut lire les excellents reportages de Florence Aubenas sur ce sujet ! Cette histoire nous rappelle cruellement que l’administration, c’est in fine le monopole de la violence dite légitime.
Dans ce contexte, on croise des décrocheurs de l’administration. J’ai connu un agriculteur qui dans sa voiture, à la place du passager, gardait une pile de lettres signées République française qu’il n’ouvrait plus. Un jour ou l’autre, ces décrocheurs sont rattrapés par la patrouille, souvent pour des problèmes d’assurance. Je me rappelle le désespoir des plombiers-chauffagistes indépendants en Mayenne. Étranglés par les formulaires Cerfa, ils n’ont plus désormais que deux choix : soit, même si ce n’est pas la vie qu’ils avaient choisie, ils se mettent à travailler en entreprise car ils pourront s’appuyer sur des services administratifs et juridiques ; soit ils passent de l’autre côté du miroir, deviennent autoentrepreneurs et vivent à la petite semaine. L’État a lui-même créé une société à deux vitesses, entre des grosses structures très concentrées et tout un univers semi-anarchique de la débrouille. Se pose aussi une question d’égalité hommes-femmes, car souvent dans les couples d’agriculteurs, de commerçants ou d’entrepreneurs, l’homme craque et c’est la femme qui récupère la paperasse et la comptabilité. À Paris, on ne se rend pas compte de ces difficultés. On balaye cette question comme si elle relevait du poujadisme. Elle est pourtant centrale dans l’organisation de notre société.
Pour quelles raisons ?
L’excès de normes illustre une défiance de l’État vis-à-vis du citoyen, avec l’idée qu’il faut régler par la loi tous les comportements individuels. Cet excès vient aussi d’une certaine obsession de l’égalité. Robespierre, assumant le légicentrisme, voulait faire disparaître le mot jurisprudence de la langue française. Comme si tout le monde était semblable et comme si toutes les situations correspondaient à des cases prévues par la loi… La vie ne rentre jamais dans les cases, et tant mieux. Mais les cases sont de plus en plus nombreuses : l’inflation normative est régulièrement mesurée par le Conseil d’État. Cette bureaucratisation se traduit par des procédures intrusives, des injonctions permanentes, une surveillance sans limite. On doit se justifier de vivre. Et faute de simplification des normes, la numérisation des procédures empire la situation, en privant le citoyen d’un interlocuteur humain doué de bon sens – la seule chose que ne possèdera jamais l’intelligence artificielle, nous rappelle Yan Le Cun !
« La bureaucratie, en niant la singularité irréductible des individus, en les enfermant dans des grandes catégories abstraites, nie la biodiversité humaine »
Cela m’a poussé à mener une campagne politique axée sur ce sujet, car tout le monde est concerné, au premier chef les agents de l’État. On recevait beaucoup de témoignages d’infirmiers, de médecins, de policiers, de profs…
Quelles sont les caractéristiques de ces excès normatifs ?
Il est difficile de généraliser car c’est un domaine très diffus, constitué de cas toujours singuliers. Des exemples reviennent de manière récurrente, comme celui des parents de handicapés qui doivent démontrer tous les ans, par exemple, que leur enfant n’a toujours pas de pouce… C’est pénible et humiliant. Mais comme les situations sont très diverses, aucun groupe organisé ne va partir en croisade contre tel ou tel problème. Voilà pourquoi dans le passé, toutes les commissions de simplification ont échoué. Il faudrait poser la question non pas de ce qu’on supprime, mais de ce qu’on garde, à droit constant, comme lors de la réécriture du Code civil par Portalis en 1804, qui parlait explicitement dans sa préface de simplification – et qui assumait que la loi n’avait pas vocation à remplacer l’exercice de la raison humaine… Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen se sont livrés à un exercice semblable en 2015 concernant le droit du travail, qu’ils ont synthétisé en quatre pages et une soixantaine de principes. Si nul n’est censé ignorer la loi, tout le monde doit pouvoir la comprendre. Afin qu’il n’y ait plus besoin d’intermédiaires pour l’interpréter. La simplification est protectrice. Elle permet à chacun de revendiquer directement son droit.
Comment définiriez-vous la bureaucratie ?
C’est le fait de transférer le risque à quelqu’un d’autre. D’organiser des procédures, des processus qui désincarnent la décision. Ce mouvement de fond de nos sociétés concerne tout autant le secteur privé que le public. David Graeber, anthropologue à tendance anarchiste, a bien décrit la bureaucratisation comme un phénomène social total. C’est elle qui explique l’apparition des bullshit jobs [ou emplois vides de sens]. Par ailleurs, cette bureaucratisation a un lien avec notre déni écologique.
Pourquoi ?
Je renvoie à la réflexion de Max Weber, grand historien de la technocratie. Dans son livre L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme (1905), il en donne cette définition restée célèbre : l’État moderne enferme les individus dans des « cages d’acier ». Mais on ne cite jamais la deuxième partie de la phrase : cette situation perdurera « jusqu’à ce que la dernière goutte de pétrole soit épuisée ». Weber lie ainsi l’apparition de la bureaucratie aux sociétés industrielles reposant sur les énergies fossiles. La bureaucratie, en niant la singularité irréductible des individus, en les enfermant dans des grandes catégories abstraites, nie la biodiversité humaine. Ce qui vaut pour l’homme vaut pour les animaux ou le végétal. Standardiser les processus, c’est comme instituer un monopole sur les semences. On veut fabriquer des individus normés, faciles à cultiver, à mettre en rang. On déteste l’aléa, l’adventice, la différence, bref la vie ! J’y retrouve la définition foucaldienne du néolibéralisme, cette alliance entre un marché porté sur l’efficience et une bureaucratie vouée au calcul d’utilité. La gauche fait une grave erreur en associant néolibéralisme et dérégulation : le secteur bancaire, sans doute le plus prédateur, est aussi le plus régulé. À l’inverse, elle est incapable aujourd’hui de penser la simplification comme une exigence de justice et de liberté.
En quoi la bureaucratie peut-elle éloigner les citoyens du jeu démocratique ?
Nous ne sommes plus capables de comprendre les réformes, et donc de les contester efficacement. Or, ce n’est pas au citoyen de devenir expert, mais au politique de parler la langue des citoyens. Le dernier espace où subsistait une relation claire et simple avec la décision publique, c’était le maire et ses arrêtés. La lente disparition des communes, rêve des technocrates, a été actée par la réunion obligatoire de celles-ci en communautés de communes. Peu à peu, les compétences municipales ont été transférées à des instances lointaines. S’est alors créée une petite technocratie interne qui invente son propre langage et que les maires n’ont plus le temps de décrypter. La démocratie, c’est une question de capacité à argumenter. Quand on est assommé de sigles et de chiffres, on est battu de façon injuste, dissymétrique. On ne devrait pas exiger du citoyen ni des élus un tel niveau de compétence technique. À Athènes, rappelle l’historien Paulin Ismard, les hauts fonctionnaires étaient des esclaves. Car la décision politique était prise par les hommes libres. Je ne dis pas qu’il faut transformer les hauts fonctionnaires en esclaves… Mais la discussion politique doit rester humaine et simple et concerner les grands principes.
Comment sortir de cette situation inquiétante ?
Je ne crois pas aux initiatives de simplification. J’avais proposé le « projet Portalis », visant à conférer aux seuls principes une valeur législative, et à mettre en place de nombreuses instances de médiation sur le terrain entre les différents acteurs. Mais j’ai le sentiment qu’un projet de cette envergure, type Code civil, n’est pas possible sans crise majeure. Weber dit qu’à un moment, la bureaucratie atteint un tel point de saturation que plus personne n’est responsable du système. Aujourd’hui, tout le monde est d’accord pour simplifier, y compris au sein de l’État. Mais personne n’en est plus capable. Le système est trop embrouillé pour qu’on puisse trancher le nœud gordien. David Graeber rappelle que les grandes bureaucraties de l’histoire, à Babylone ou à Rome, ont fini par être mises à bas par des hordes barbares. Quand le système ne croit plus en lui-même, il supplie qu’on vienne le détruire. J’attends les barbares.
Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO