L’amitié a-t-elle gardé le même visage au fil du temps ?

On peut trouver des traces de l’amitié à pratiquement toutes les époques, mais avec des attentes et des qualités variables. Précisons également d’emblée que les amitiés les plus documentées historiquement sont celles qui unissent les hommes des classes dominantes.

Dans l’Antiquité grecque, l’amitié est assez essentielle, parce que l’amour n’a pas encore pris toute la place ! La philia est liée à la notion d’hospitalité, à la fois envers le familier et envers l’étranger. Avec la justice, elle constitue le ciment de la société athénienne, créant du lien et de la chaleur. Elle implique un système d’obligations, de devoirs réciproques. Une autre particularité de l’Antiquité tient au fait que l’on ne peut pas être amis en se voyant de façon épisodique. L’expression d’Aristote dit qu’il faut avoir partagé suffisamment de repas pour avoir « consommé un boisseau de sel », c’est-à-dire plusieurs kilos ! C’est une amitié de proximité, de commensalité.

À la Renaissance, en revanche, l’amitié de Montaigne et de La Boétie n’implique pas la coprésence. Les deux amis parfaits se sont assez peu vus. Ils partagent la même vision des problèmes de leur temps : c’est le coup de foudre de deux brillants esprits pour qui l’amitié est le ferment de la liberté. Plus tard, au xviiie siècle, l’amitié devient plus intime. Dans les milieux cultivés, le ton des correspondances est plus familier et plus sentimental. L’intensité des échanges entre Mirabeau et le poète et journaliste Chamfort, par exemple, est étonnante : ils attendent la lettre de l’autre comme on attendrait le message d’une amoureuse !

Les sources historiques renseignent-elles sur d’autres amitiés que celles des hommes des milieux privilégiés ?

Elles sont plus rares pour les femmes et pour les gens plus modestes, même si les parrainages et les marrainages, dont on trouve trace sur les registres paroissiaux, témoignent de liens forts : les compères et les commères s’aident, se reçoivent, s’offrent des cadeaux... Les amitiés passées associent souvent l’affectif et le matériel car, sans entraide, les gens ne s’en sortaient pas. Au Moyen Âge, il était impossible de subsister sans alliance forte – y compris entre le seigneur et son vassal. L’égalité n’était pas un préalable à l’amitié. L’ami est le « compagnon » : étymologiquement, « celui avec qui on partage le pain ». Il y a une dimension de survie. Et cela se poursuit, par exemple dans les autobiographies ouvrières, comme celle de Martin Nadaud, qui fut maçon et député, ou de Gabriel Gauny, menuisier et philosophe.

« Les amitiés passées associent souvent l’affectif et le matériel car, sans entraide, les gens ne s’en sortaient pas »


Le psychologue Jean Maisonneuve a identifié que, dans les classes bourgeoises de la deuxième moitié du xxe siècle, le rapport amical est orienté vers l’intimité et « désintéressé », c’est-à-dire détaché de l’entraide. L’amitié populaire, elle, se caractérise clairement par des personnes qui répondent présent lorsque des problèmes surgissent.

En quoi les amitiés peuvent-elles être subversives ?

L’amitié est une relation non contractuelle, affranchie des liens du sang, de l’alliance conjugale, de l’intérêt, de la hiérarchie… En ce sens, elle peut représenter une forme d’utopie politique. Ça a été le cas dans le socialisme utopique de Charles Fourier, avec cette idée que le partage des convictions est plus important que d’autres liens. On trouve aussi une amitié très forte – et traversée par la politique – entre Rosa Luxemburg et la militante féministe Clara Zetkin. L’amitié semble être l’atome de base si l’on veut combattre une oppression. Les régimes totalitaires demandent forcément aux gens de renier, voire de trahir leurs amis.

Quels sont les liens entre l’amitié masculine et la guerre ?

L’amitié virile est clairement liée à l’expérience de faire la guerre ensemble. On le voit à travers les grandes amitiés mythologiques comme Achille et Patrocle ; on retrouve cela dans la société médiévale, mais aussi dans les récits de la guerre de 1914-1918, où l’on voit les copains mourir dans la boue des tranchées… Des liens extrêmement forts se sont également noués dans la Résistance. L’historien Jean-Pierre Vernant expliquait que c’est lors de cette période qu’il avait compris l’amitié des Grecs : on avait un but commun et on risquait sa vie, même si l’on venait de bords très différents. Le philosophe Jacques Derrida insiste beaucoup sur ce rapport entre l’amitié masculine et la mort, avec cet imaginaire de la « belle mort » qui survient alors qu’on est jeune et entouré de ses amis… On en retrouve des traces aujourd’hui, dans les conflits entre bandes de quartiers populaires, avec l’image d’un héroïsme viril « à la vie, à la mort ».

Que dit l’histoire à propos des amitiés féminines ?

Les représentations, notamment littéraires, ne jouent pas en leur faveur. Un leitmotiv voudrait que les femmes ne soient pas capables d’amitié. L’écrivaine Madame de Staël elle-même prétend qu’elles seraient toujours en concurrence pour décrocher le bon mari, le bon amant. On dit aussi qu’elles « caquettent », qu’elles médisent… Leur parole a moins de poids que celle des hommes. Pourtant, au xviiie siècle, les femmes des milieux aristocratiques se sont mises à tenir salon. Des amitiés mixtes se nouent alors entre des comtesses et des hommes de lettres, par exemple. Parce qu’elles incluent des hommes, ces amitiés-là sont valorisées. Mais on trouve aussi de beaux exemples d’amitiés féminines, à l’instar de celles de la peintre Élisabeth Vigée Le Brun ou de la comédienne et autrice Marie-Jeanne Riccoboni.

« C’est pour éloigner le spectre de l’homosexualité qu’on a inventé la mixité à l’école »


Quels liens entre l’âge et l’amitié ?

Pendant très longtemps, l’amitié de l’âge mûr a eu plus de valeur que l’amitié de jeunesse. Mais au xviiie siècle et plus encore au xixe, on voit l’adolescence apparaître comme l’âge de l’amitié, celui où l’on a le temps de s’y consacrer. Ces amitiés adolescentes sont favorisées par le fait qu’on extrait les jeunes de la société pour les regrouper au pensionnat. À la fin de cette période, on commence toutefois à s’inquiéter de l’homosexualité. Le tournant a été le procès d’Oscar Wilde : en 1896, l’écrivain assigne en justice le père de son amant, qui l’a traité de « sodomite ». Le procès est retentissant mais l’écrivain perd, ce qui détruit sa carrière. Michel Foucault insiste sur ce point : le pouvoir a repris la main sur les rapports d’amitié afin de les dénouer, en les marquant de suspicion d’homosexualité – le terme a été inventé à cette époque-là. C’est pour éloigner ce spectre que l’on a mis en place la mixité à l’école, pas pour faire plaisir aux filles !

Avec la peur de l’homosexualité, l’amitié entre hommes est-elle devenue moins intense ?

Pendant tout le xxe siècle, le spectre de l’homosexualité a beaucoup pesé sur les amitiés entre hommes, qui étaient jusque-là très sentimentales, très effusives. Cette menace a engendré une phobie du contact – hormis lors de quelques rituels, comme les matchs de rugby ou les grandes accolades de politiques !

De ce point de vue, le bouleversement de 1968 et la dépénalisation de l’homosexualité, en 1982, ont beaucoup fait évoluer le modèle de l’amitié. Certains schémas virils sont remis en cause : on peut de nouveau parler de ses émotions, de ses affects, du moins dans certains milieux. Car il existe aussi des retours de bâton.

En parallèle, le féminisme interroge les codes de la masculinité, tout en resserrant les relations entre les femmes. Le renouveau du mot « sororité », dans les années 2000, constitue une évolution très forte qui permet de défaire les représentations négatives des relations entre femmes. Avant cela, on ne parlait que de fraternité !

Cet écart entre les pratiques et les représentations des amitiés féminines se ressent aussi au cinéma. Les amitiés entre hommes sont absolument extraordinaires, tandis que celles entre les femmes, filmées à travers le male gaze (ou « regard masculin »), ne consistent qu’à parler des hommes. Les choses commencent à changer avec l’augmentation du nombre de réalisatrices.

L’amitié homme-femme est-elle plus courante aujourd’hui que par le passé ?

Les amitiés mixtes ont reflué après la période où l’on tenait salon, car l’obsession de la fidélité s’est installée : la femme devant être entièrement dévouée à son mari et à son ménage, fréquenter d’autres hommes mettait en danger l’ordre établi. Bien sûr, certaines femmes avaient des amants et des amis, comme George Sand, mais c’étaient des femmes libérées, qui se tenaient à l’écart de nombreux carcans sociaux, dont celui du mariage. Les choses ont changé dans les dernières décennies. Lorsque j’ai commencé à travailler sur l’amitié, c’était encore vu comme un « truc de scouts », une relation « tiède », car sans sexe. Mais avec les interrogations récentes sur les pratiques sexuelles et les identités de genre, ce préjugé selon lequel il devrait forcément y avoir du sexuel entre un homme et une femme est partiellement remis en cause.

« Aujourd’hui, c’est parfois l’amitié qui constitue le fil rouge d’une vie »


Pourquoi écrivez-vous qu’après avoir été « dédaignée », l’amitié connaît un « sursaut » ?

Un sociologue allemand, Niklas Luhmann, a mis en lumière le fait qu’au xviiie siècle, l’amour et l’amitié étaient pratiquement en concurrence. Et c’est l’amour qui a gagné : l’amour romantique, avec ses ferveurs et ses drames, mais aussi l’amour conjugal. Au xixe siècle, avec le Code civil napoléonien, la famille et le patriarcat sont désignés comme le ciment de la société. L’amitié devient secondaire. Mais aujourd’hui, du fait en particulier de l’augmentation des divorces, c’est parfois l’amitié qui constitue le fil rouge d’une vie, plus qu’une relation amoureuse ou sentimentale. Les liens d’entraide refont surface parce que les familles monoparentales s’en sortent difficilement seules. Et puis certains ex-conjoints restent amis… Des formes nouvelles d’amitiés se sont créées. Enfin, l’amitié est une relation libre et fluide, ce qui correspond bien à nos aspirations modernes. Mais c’est aussi ce qui lui donne sa fragilité. Nous ne sommes pas éduqués à entretenir nos amitiés.

Y a-t-il eu des tentatives de « contractualiser » l’amitié ?

Lors de la Révolution française, dans ses Fragments d’institutions républicaines, un ouvrage inachevé paru après sa mort, Saint-Just décrit un projet politique fondé sur l’amitié. Selon le système qu’il imagine, tout homme âgé de plus de 21 ans devrait déclarer ses amis et rendre compte publiquement de ses motifs en cas de rupture avec l’un d’entre eux. C’est une proposition étonnante mais, en un sens, créer une chaîne de solidarité et d’amitié à l’échelle de la société correspond un peu à une utopie rousseauiste, puisque ce serait comme une traduction de la vision de la sociabilité naturelle des hommes qu’on trouve chez l’auteur de l’Émile.

La question de l’institutionnalisation de l’amitié se pose d’ailleurs jusqu’à aujourd’hui, de façon très pratique. Certains amis décident par exemple de se pacser, pour marquer leur engagement, d’autres d’élever des enfants en dehors du mariage, d’autres encore d’inventer des « maisons d’amis » pour vieillir ensemble et conjurer la solitude. Toutefois, comment cela se passe-t-il devant le notaire ? Il y a une forme de contradiction à vouloir contractualiser cela, car la liberté fait partie intégrante de l’amitié. Ces questions vont néanmoins se poser de plus en plus fréquemment. Il s’agit d’une réinvention des liens. 

 

Propos recueillis par HÉLÈNE SEINGIER