Dans un tiroir, sous mon lit, il y a cent carnets inachevés, des récits qui attendent leur heure. Parmi eux, j’aimerais savoir écrire l’histoire de ce que mes amis m’ont légué : ce serait une histoire tentaculaire qui dirait quels tics, quelles habitudes, quelles idées je tiens de chacun de mes proches.
J’y décrirai quelles métamorphoses je leur dois, les formules que je leur ai volées, les marques de clopes et les films qu’ils m’ont passés. Il y aurait les convictions politiques que nous avons élaborées en commun, ce qui me reste de leur façon de découper leur pizza, de s’engueuler ou de blaguer. (D’ailleurs, savez-vous combien il faut de psychanalystes pour changer une ampoule ?)
Dans ce petit livre, je raconterais comment je dois à A. le sens de la disponibilité aux autres êtres disponibles, à E. un pull léopard Stories et le goût des marges, à R. la découverte des luttes sociales et du miel local. Je dirais ce que C. m’a appris de la loyauté et de l’invisible, G. des tabous et du rire, je parlerais de la curiosité de N., de sa façon de questionner, sans hiérarchie, rois et bouffons, serveurs et présidents. Je dirais enfin comment S. m’a appris qu’on pouvait aimer les autres farouchement, les aimer aussi pour ce qu’ils portent de pire en eux.
J’écrirais, si j’en ai le courage, combien mes amis m’ont obligée à aller vers l’inévidence
J’écrirais, si j’en ai le courage, combien mes amis m’ont obligée à aller vers l’inévidence. Combien, à les côtoyer, j’ai dû faire l’effort de prendre la religion au sérieux, de comprendre ce que pouvait bien vouloir dire avoir l’instinct maternel, comme j’ai dû réviser mon jugement expéditif sur Marguerite Duras, sur le goût des talons aiguilles, ou – plus délicat – me questionner sur les motifs du vote Rassemblement national.
Par leur simple existence, mes amis m’ont interdit de caricaturer certaines positions que, spontanément, je trouvais impossibles, ineptes ou ridicules. Ils m’ont empêchée de bâcler mes jugements, d’amoindrir certains goûts ou choix qui n’étaient – ne sont toujours pas – les miens. L’amitié m’a obligée au scrupule.
Parce que je ne partage pas toujours leurs appartenances géographiques ou religieuses, leur sens du couple ou de la famille, mes amis m’obligent au quotidien à aller voir ailleurs, non pas si j’y suis, mais comment eux peuvent bien y être. À ne pas parler trop vite, à ne pas surplomber : à chercher à comprendre l’autre. Et tout en m’enseignant le scrupule, mes amis m’ont appris le rire. Dans les deux cas, c’est une façon de dévier, de sortir des voies balisées. C’est penser en dehors de soi : déjà, un peu, faire société.
Mes amis m’obligent à aller voir ailleurs, non pas si j’y suis, mais comment eux peuvent bien y être
Pour me former une opinion à propos d’un sujet, je commence souvent par convoquer, en imagination, ce que tel ou tel ami pourrait en dire. Comment les uns les autres se disputeraient ou se compléteraient. Car ce ne sont jamais les mêmes manières d’entendre ni de penser que je me figure, selon les visages auxquels je pense.
Par exemple, au sujet de l’accord du mot « amis » dans ce texte : E. me dirait de tout passer en inclusif, d’écrire ami·e·s et de proposer les termes iels et celleux aux lecteurices que vous êtes. C. lui rétorquerait que ces termes, certes justifiés, mettraient à distance les lecteurs qui ne fréquentent pas les milieux intellectuels de gauche : qu’ils ne liraient pas le texte, parce qu’ils n’y comprendraient plus rien. E. répondrait : « Oui enfin là, c’est toi qui me fais la leçon. » S. les écouterait se disputer, elle rirait et me suggérerait de remplacer « ami » par « friend » jusqu’à la fin du texte – moins de problèmes. On s’interrogerait alors tous les quatre sur ce que nous font les langues : ce qu’elles permettent ou interdisent, comment elles crispent ou rassemblent. Notre opinion sur ce point de détail se serait déjà un peu enrichie.
Hannah Arendt écrit, dans Vérité et politique, que « plus les positions des gens que j’ai présentes à l’esprit sont nombreuses quand je réfléchis à une question donnée (…), plus forte sera ma capacité de représentation et plus valides seront mes conclusions finales, mon opinion. »
En un sens, mes amis m’ont appris à penser. À sortir du familier, des évidences de l’enfance, de ce qui me semblait aller de soi. « Pourquoi l’ami serait-il comme un frère ? » demandait Derrida en 1988, et il ajoutait, pour s’expliquer : « Rêvons d’une amitié qui se porte au-delà de cette proximité du double congénère. Au-delà de la parenté… » De là à dire « rêvons d’une amitié politique », il n’y a qu’un pas, que je franchis plein sourire.
Hop, les deux pieds dans la flaque : liberté, égalité, amitié.
(Ah, et pour l’ampoule, un seul psychanalyste suffit – mais encore faut-il que l’ampoule ait envie de changer.)