1.

À mon avis, le mieux pour parler de Wuhan, c’est d’aller s’asseoir au bord du Yangzi, là où la rivière Han le rejoint.

C’est un endroit que j’adore. D’ici, je peux contempler les eaux claires de la Han se mêler lentement aux flots troubles du Yangzi. À l’approche du fleuve, les eaux de la Han sont limpides, puis elles l’atteignent, et cela provoque une grande agitation, les deux courants se repoussant et se fondant à la fois l’un dans l’autre. Quand on regarde ce spectacle avec attention, il arrive qu’on soit d’un coup saisi par une profonde émotion.

À cet endroit, on peut aussi s’asseoir sur la digue et regarder au loin les nuages glisser au-dessus de la colline de la Tortue et de la colline du Serpent, qui se font face – l’une sur la rive nord, l’autre sur la rive sud –, tout en prêtant l’oreille au bavardage des flots du Yangzi, les belles légendes de l’Immortel à la Grue jaune et de la terrasse du Luth à l’esprit. Ces histoires ont beau dater d’il y a plusieurs siècles, plusieurs millénaires même, là, au bord du fleuve, à cet instant précis, on a l’impression qu’on pourrait en croiser les personnages. Comme le dit le poème : « Voici le crépuscule, où donc est mon pays natal ? Voir le fleuve sous la brume me rend mélancolique. » Lus à la tombée de la nuit, ces vers écrits par Cui Hao au viiie siècle dans la tour de la Grue jaune, qui se dresse sur la rive sud du fleuve, ne font-ils pas écho au sentiment que l’on ressent soi-même devant ce tableau ?

Tous ces éléments sont indispensables à une ville. Ils font tout son attrait, lui donnent un charme émouvant capable de vous réchauffer le cœur. Assis sur la digue, désignant du doigt au hasard telle ou telle direction, nous les faisons surgir de tous côtés, du passé le plus lointain.

Bien sûr, une autre raison encore explique l’amour que je porte au Yangzi, et ce n’est pas la moindre : il y a bien longtemps, c’est au fil de ce long fleuve que je suis arrivée à Wuhan. C’était un jour très froid de 1957. Mon père ayant été muté, il avait emmené avec lui toute sa famille, et nous avions remonté ensemble le cours du Yangzi, de Nankin, ancienne capitale impériale, jusqu’à « la ville du fleuve ».

Le quartier où je vis, dans le nord-est de Hankou, a pour nom Liujiamiao, littéralement « le temple de la famille Liu », mais les gens l’appellent aussi parfois Heinihu, « le lac à la vase noire ». Il faut savoir que Wuhan a été bâtie sur un territoire marécageux connu dans l’Antiquité sous le nom de Yunmeng. Aujourd’hui encore, de nombreux lacs parsèment la ville et ses alentours. Il y a partout autour de chez moi des étangs et de petits canaux qui sont les vestiges d’anciens lacs morcelés ou en partie asséchés.

De chez moi, on peut se rendre à pied jusqu’aux rives du Yangzi par un petit chemin de terre bordé de potagers, parmi lesquels se dressent quelques casemates et trois tombeaux, souvenirs laissés là par la guerre. Il faut une vingtaine de minutes pour arriver au fleuve. 

2.

Pour les Wuhanais, le Yangzi est un sujet de conversation intarissable.

Le fleuve traverse le cœur de Wuhan. Au pied de la colline de la Tortue, il emmène avec lui les eaux de la Han. Fleuve et rivière découpent la ville en trois grands centres urbains : Wuchang, Hanyang et Hankou, selon un tracé qui ressemble assez à la forme d’un Y la tête en bas, avec Wuchang à gauche du trait principal, Hankou à droite et Hanyang au niveau de l’angle formé par l’intersection des deux traits. 

On trouve à Hankou tous les grands centres commerciaux de Wuhan. C’est là qu’on vient faire son shopping. Autrefois déjà, les habitants de Wuchang prenaient le ferry pour se rendre à Hankou quand ils avaient besoin de s’acheter de nouveaux vêtements. À Wuchang, c’est la culture qui est mise à l’honneur : la plupart des universités se concentrent dans cette partie de la ville. Quant à Hanyang, c’est une agglomération industrielle où sont implantées toutes les usines les plus anciennes de Wuhan. Cette configuration a pris forme il y a déjà plus d’un siècle, et les traces de son histoire sont encore clairement visibles.

Ces trois grands centres urbains se sont tous développés le long du Yangzi, épousant ses sinuosités. Rien d’étonnant, dès lors, que les Wuhanais ne fassent pas appel aux points cardinaux pour s’orienter. Quand quelqu’un leur demande son chemin, ils lui répondent la plupart du temps « allez un peu plus haut » ou « continuez vers le bas », le haut désignant pour eux l’amont du fleuve et le bas son aval.

L’influence du Yangzi sur les Wuhanais s’exerce jusqu’au plus profond de leur moelle. C’est elle qui est à l’origine de cette façon un peu nonchalante qu’ils ont de se repérer dans la ville. Et de leur caractère aussi, semblable à l’eau du fleuve rétive à toute contrainte, à toute entrave, libre et indisciplinée. 

Contrairement à Pékin, à Nankin et à Xi’an, Wuhan n’a jamais été capitale de la Chine, et n’en est par conséquent jamais devenue le centre politique et culturel. Elle a toujours été avant tout une ville de négoce. Wuhan ne ressemble pas non plus à Shanghai, à Canton, ni à Tianjin, qui sont elles aussi des villes commerçantes mais qui, parce qu’elles sont situées sur la côte, ont profondément été influencées par l’Occident. Wuhan se trouve loin dans les terres de l’arrière-pays, ce qui l’a placée pour ainsi dire hors de portée de cette influence occidentale. C’est pourquoi les mœurs wuhanaises ont une saveur locale si marquée, où l’on retrouve à la fois l’atmosphère laborieuse et triviale des quais et celle des marchés dont sont imprégnées les ruelles des quartiers populaires, le tout pouvant facilement donner une impression de rusticité. 

Mais heureusement, il y a le Yangzi.

C’est au contact du fleuve que l’atmosphère de Wuhan s’est enrichie : il lui a apporté une forme de vaillance naturelle qui a dans une certaine mesure modéré le côté rustique de la ville, et qui fait de celles et ceux qui y grandissent des gens à la fois ouverts et énergiques. Francs et spontanés, les Wuhanais sont du genre à parler fort et de manière souvent un peu abrupte. Ils ont plutôt le caractère des gens du Nord.

C’est le Yangzi qui a ouvert l’esprit de Wuhan, qui fait que cette ville a du cœur, qui a insufflé une autre saveur, plus avenante, aux mœurs de ses habitants, et qui, en un sens, modèle leur caractère. Et moi, je suis l’une de ces habitants de Wuhan – une Wuhanaise.

Quand j’étais petite, j’allais souvent avec mes grands frères me baigner dans le Yangzi. L’aîné et le second me faisaient grimper sur leur dos avant de s’éloigner de la rive pour aller nager à des endroits où l’eau est plus profonde, et je sentais les flots épais du fleuve glisser sur mon dos. Cette sensation est encore très vive aujourd’hui dans mon souvenir. C’est dans le Yangzi que j’ai appris à nager, pas à la piscine, et je dois dire que j’en tire une certaine fierté.

Je me dis souvent que l’amour que je porte au Yangzi est inné. C’est comme si personne ne me l’avait jamais inculqué, et qu’il n’avait cessé de grandir dans mon cœur. 

3.

Au fond, l’histoire de Wuhan est celle d’une lutte entre l’homme et l’eau. C’est une histoire d’homme qui avance et d’eau qui recule. À cet égard, les Wuhanais ont toujours combattu sur deux fronts année après année, depuis des lustres : aux marges de la ville, les crues du fleuve, à l’intérieur, les inondations provoquées par les lacs. Et cette guerre n’est toujours pas terminée.

Dans cette lutte avec l’eau pour s’approprier l’espace, de nombreuses buttes ont été créées artificiellement. Résultat : le terme « butte » figure dans beaucoup de noms de rue à Wuhan. Il a aussi fallu édifier de nombreux ponts pour franchir des cours d’eau. Certains de ces derniers ont fini par disparaître, mais les lieux ont conservé leur nom d’origine, si bien qu’on retrouve aussi le mot « pont » dans de nombreux toponymes de Wuhan. Enfin, des digues ont été bâties pour se protéger des inondations. C’était le seul moyen d’éviter que fleuve et rivière ne débordent de leur lit : il fallait barrer le chemin à l’eau. De sorte qu’aujourd’hui, dans tout Wuhan, des rues portent ce nom de « digue ».

Le fleuve est aussi responsable de la plus grande catastrophe qu’ait connue la ville. La grande inondation de 1931 a provoqué un immense désastre à Wuhan, dont le souvenir reste vivace depuis plusieurs générations. En une nuit, des centaines de milliers de personnes se sont retrouvées sans abri, condamnées à errer, les sommets des collines de la ville se sont métamorphosés en petits îlots, les toits des maisons ressemblaient à des feuilles mortes répandues sur les flots. Les morts se comptèrent par milliers ce jour-là.

L’eau porte les navires, mais elle peut aussi les avaler, les Wuhanais sont bien placés pour le savoir. Le Yangzi a toujours été pour eux d’un grand secours, mais il leur a aussi apporté de grands fléaux. Aujourd’hui encore, les Wuhanais ont pour habitude, quand l’été arrive, de se rendre au bord du Yangzi pour en scruter les flots. Ils savent que leur vie dépend du niveau du fleuve. Dès que des informations font état d’une montée des eaux, les autorités envoient des hommes surveiller les digues jour et nuit.

4.

Les Wuhanais citent souvent le dicton suivant pour se donner de l’importance : « Que l’on marche vite ou lentement, trois jours ne suffisent pas à traverser Hankou. » Hankou est immense, c’est vrai.

Il n’empêche : il y a plus de cinq cents ans, l’endroit n’existait pas, et personne n’aurait imaginé que Wuhan deviendrait un jour une ville tripartite. À cette époque, on parlait des « deux villes jumelles de part et d’autre du fleuve » pour évoquer Wuchang et Hanyang, l’une comme l’autre dotées d’une histoire très ancienne.

Autrement dit, quand, sous la dynastie des Tang, le poète Cui Hao vint à Wuchang et composa son célèbre poème dans la tour de la Grue jaune, ou quand Li Bai fit au même endroit ses adieux à son vieil ami Meng Haoran qui partait pour Yangzhou, pour peu qu’ils aient porté leurs regards au loin dans la direction où se déploie aujourd’hui Hankou, ils n’auraient aperçu que bosquets bigarrés et hautes herbes foisonnantes. Et quand Boya joua du luth à Hanyang, et que Ziqi perçut dans ces mélodies la montagne et le fleuve auxquels le musicien pensait en jouant, l’histoire de l’amitié qu’ils nouèrent se répandant à travers toute la Chine, Hankou n’existait pas non plus, pas même son ombre. Parfois, j’ai du mal à croire que cette ville si grande ait émergé du néant en si peu de temps.

Hankou n’a fait son apparition qu’il y a un peu plus de cinq cents ans, lorsque la rivière Han, plus grand affluent du Yangzi, changea de cours, détachant du vaste espace sur lequel s’étendait Hanyang un nouveau territoire. Soudain, « les deux villes jumelles de part et d’autre du fleuve » furent trois, telles « les trois pieds d’un trépied ».

Si la ville de Hankou a prospéré grâce au commerce, elle l’a fait sur un mode un peu sauvage. Rien à voir avec Wuchang et Hanyang, deux villes qui ont été bâties sous l’égide d’un pouvoir administratif, et dont le développement a été planifié en bonne et due forme, en fonction de critères précis : l’une comme l’autre fut dotée de sa muraille, d’une résidence officielle pour son gouverneur, de rues et de marchés, de temples dédiés à Chenghuang (la divinité tutélaire des villes chinoises), d’une tour de l’horloge et d’une tour du tambour, tout cela dans un style très mandarinal.

Hankou n’a pas suivi le même modèle. Aucune structure administrative n’ayant été établie, aucun principe ne présida à son développement, si bien que pas la moindre fortification n’y fut érigée. On y entrait et en sortait à sa guise, sans contrainte ni restriction, le plus librement du monde. La ville prit forme naturellement, au gré des navires et des hommes qui venaient à elle le long de la rivière Han. Les affaires prospéraient tant et si bien qu’elles attirèrent un grand nombre de gens : rues et marchés firent leur apparition. On édifia de nouveaux bâtiments de manière improvisée, graduellement, au fur et à mesure que la population augmentait. Les rues s’allongèrent de manière tout aussi improvisée, à mesure que le commerce florissait. C’est le commerce qui a façonné cette ville. Il n’a fallu que quelques siècles à Hankou pour surpasser en opulence les cités millénaires de Wuchang et de Hanyang, et pour s’imposer comme l’une des quatre villes commerçantes les plus renommées de l’Empire.

Avec l’ouverture de son port commercial en 1861, Hankou vit affluer de nombreuses banques et compagnies étrangères. Toutes s’implantèrent le long du fleuve, au sein de concessions où elles firent construire d’imposants immeubles, donnant naissance au Bund de Hankou, comme elles avaient auparavant modelé celui de Shanghai. Ses rues bien éclairées et ses néons brillant dans la nuit ont vite donné à Hankou un air de luxe et de fête. Et ce sont tous ces lieux animés, où l’on venait chaque nuit s’enivrer en musique, qui ont fini par révéler aux yeux de tous l’opulence de Hankou.

Cette opulence s’étant en outre manifestée à la confluence d’un fleuve et d’une rivière, cela donnait des airs de Chicago à Wuhan, que l’on surnomma alors la « Chicago de l’Orient ».

5.

Pourtant, ce n’est pas Hankou qui fit la renommée de Wuhan à travers le monde. C’est le bruit des fusils. Et ces coups de fusil furent tirés à Wuchang.

1911. Les premiers coups de feu qui allaient conduire au renversement de la dynastie des Qing sont tirés. Non pas à Pékin, capitale politique et culturelle du pays, ni à Shanghai, où se faisait sentir avec force l’influence étrangère, ni même dans le Guangdong, province d’origine du révolutionnaire Sun Yat-Sen, mais à Wuhan, ville commerçante de l’arrière-pays lointain, et plus précisément encore, à Wuchang.

Les balles à peine jaillies du canon, elles transpercèrent d’un coup plusieurs millénaires d’histoire, causant l’effondrement de tout le système impérial en mettant fin non seulement à la dynastie régnante des Qing, mais en atteignant aussi à travers elle toutes celles qui l’avaient précédé, jusqu’à la grande dynastie des Qin. Ce fut comme des pièces de domino chutant en série. L’époque impériale était bel et bien révolue, l’empereur réduit au rang de simple citoyen. Ces coups de fusil firent entrer la Chine dans une nouvelle ère.

J’ai longtemps trouvé cela assez étrange : comment l’Histoire avait-elle bien pu s’y prendre pour offrir à Wuhan une telle occasion de se faire un nom en une nuit ?

Plus tard, je me suis souvenue d’un homme du nom de Zhang Zhidong. Je pensais que la force d’un simple individu était insignifiante. Comme le dit un vieux proverbe : « Un arbre seul ne fait pas une forêt, une goutte d’eau ne fait pas une rivière. » Autrement dit : homme, tu es si faible ! Et puis un jour, dans un livre d’histoire, j’ai découvert la vie de Zhang Zhidong. Soudain, j’ai réalisé qu’il arrive qu’un simple individu puisse être doté d’une force incroyable, suffisante pour façonner une ville, donner naissance à de nouvelles mœurs, changer le destin d’un nombre incalculable de gens.

Zhang Zhidong vint à Wuhan prendre ses fonctions de gouverneur de la province du Huguang qui réunissait les actuels Hubei et Hunan en 1889. Membre important du mouvement d’occidentalisation en faveur d’une modernisation économique de l’Empire, c’était un homme courageux et instruit, désireux de mettre ses idées en pratique. Le fait que la résidence du gouverneur ait été située à Wuhan fut pour la ville une chance inouïe. Car c’est la présence de Zhang Zhidong en son sein qui permit à cette capitale de l’arrière-pays, provinciale, fermée et conservatrice, de prendre son envol.

Zhang Zhidong fit construire une fonderie à Wuhan, jetant les bases de ce qui allait permettre à la ville de prétendre au titre de plus grand centre industriel de Chine. Il dirigea également la construction de la ligne de chemin de fer reliant Pékin à Hankou, ce qui éleva Wuhan au rang de « carrefour des neuf provinces ». Il a aussi fondé à Wuhan le premier arsenal de Chine – le « Hanyang 88 » était autrefois le fusil le plus célèbre du pays. C’est encore lui qui fit bâtir la digue qui a permis à la ville de devenir la mégalopole qu’elle est aujourd’hui. Long de 34 kilomètres, cet ouvrage est toujours là et porte aujourd’hui le nom de « digue du gouverneur Zhang ».

Zhang Zhidong accordait aussi beaucoup d’importance à l’éducation. C’est à lui que l’on doit l’engouement pour la création d’écoles et autres académies à Wuchang à cette époque. De nombreux révolutionnaires sont sortis de ces écoles, parmi lesquels Huang Xing et Song Jiaoren, compagnons de route de Sun Yat-Sen. Forte de ces fondations solides, Wuchang a poursuivi dans cette voie et accueille aujourd’hui un grand nombre d’universités.

Il existe un mot pour qualifier toutes ces choses accomplies par Zhang Zhidong : « ouverture ». Si nous sommes habitués aujourd’hui à ce que le progrès se manifeste sous cette forme de l’ouverture, il en allait différemment dans la société féodale de l’époque impériale. Il fallut que des hommes montrent le chemin et prennent les choses en main. Zhang Zhidong fut l’un d’entre eux.  

Quand on prend conscience de tout ce qu’il entreprit d’innovant à Wuhan et du nouvel équilibre social que cela créa, il n’y a finalement rien d’étonnant à ce que ce soit à Wuchang qu’aient été tirés les premiers coups de feu qui conduisirent à la chute du système impérial.

Aujourd’hui encore, l’influence de tout ce qu’a accompli Zhang Zhidong à cette époque continue à se faire sentir à Wuhan, plus d’un siècle plus tard.

6.

Si la fonderie et l’arsenal furent édifiés par Zhang Zhidong à Hanyang, ce n’est pas à ses sites industriels que l’on pense quand on évoque ce nom à Wuhan aujourd’hui, mais plutôt à une belle histoire de musique et d’amitié.

On raconte que jadis, vers l’époque des Printemps et Automne et des Royaumes combattants, un homme du royaume de Chu qui se nommait Yu Boya excellait au luth. Un jour, alors qu’il naviguait sur le Yangzi, la pluie se mit à tomber et le vent à souffler en bourrasques. Il jeta l’ancre au niveau de Hanyang. Le soir venu, désœuvré, il prit son luth pour en jouer. Un bûcheron appelé Zhong Ziqi qui s’était abrité de la pluie sur la rive l’entendit et perçut exactement ce qu’avait à l’esprit Yu Boya en jouant : d’abord une montagne, puis le fleuve. Cela plut beaucoup à ce dernier. Les deux hommes se lièrent d’amitié. L’année suivante, Yu Boya revint à Hanyang pour rendre visite à son ami. Mais il apprit qu’il n’était plus de ce monde. Profondément affligé, il brisa son luth sur-le-champ, estimant qu’il ne valait plus la peine d’en jouer désormais.

Cette légende très ancienne qui se transmet depuis des milliers d’années n’a rien perdu de son pouvoir d’émerveillement. Transposée au théâtre, au cinéma, en chansons, elle n’a jamais cessé d’être jouée, chantée. Et la terrasse du Luth de Hanyang reste aujourd’hui un endroit que ne manqueraient pour rien au monde les innombrables touristes de passage à Wuhan.

Beaucoup de toponymes de Hanyang sont issus de cette légende : « Le hameau des Zhong », « la colline du Luth cassé », « le bec du Luth brisé »... J’ai autrefois écrit un roman dont le titre est emprunté à ce dernier nom, pour lequel j’ai obtenu un grand prix littéraire en Chine.

7.

Les touristes qui viennent à Wuhan ont pour priorité d’aller visiter la tour de la Grue jaune, à Wuchang, et la terrasse du Luth, à Hanyang. De mon côté, je préfère emmener mes amis flâner dans les rues de la vieille ville.

De part et d’autre du Yangzi, les rues semblent se déployer comme des vagues. Elles oscillent de manière sinueuse comme si elles suivaient les mouvements du fleuve. Certains passants y avancent d’un pas rapide, d’autres prennent leur temps, insouciants. En vous aventurant dans une ruelle quasi centenaire, vous verrez au-dessus de votre tête flotter comme les drapeaux de différents pays des vêtements en train de sécher, vous entendrez l’accent marqué, vigoureux des Wuhanais. L’un d’entre eux pourrait bien surgir et vous tendre chaleureusement un bol de soupe de travers de porc aux racines de lotus. Peut-être qu’un autre encore vous interpellera en dialecte de sa voix puissante : « Hé ! vous faites quoi par là ? » 

Cet entrelacs de venelles n’a ni la pureté des paysages naturels ni la densité propre à l’histoire et à la culture. Mais il en émane toute la douce chaleur propre aux relations humaines.

À vrai dire, à Wuhan, c’est le spectacle de la vie quotidienne qui forme le plus vaste des paysages de la ville.

Quand j’étais petite, il y avait un artiste local qui jouait d’un instrument à percussion ressemblant à un long tube de bambou que l’on appelle le yugu, ou tambour-poisson. Je l’entends encore chanter tout en frappant l’instrument de la paume de sa main, et ce souvenir continue à m’émerveiller. Il y avait dans les paroles une note d’humour, parfois un peu trivial, mais la mélodie trahissait une désolation à laquelle se mêlait une note d’amertume finement dissimulée. Quand j’écris mes romans, j’ai souvent dans l’oreille, de manière diffuse, le souvenir de ce son du yugu provenant de mon enfance. Parfois, je me demande si toute la saveur de Wuhan ne nous a pas été transmise par ce tambour-poisson…

Très souvent, j’aime aussi marcher seule dans ces rues. Je me dis souvent alors que cette ville ressemble à un livre ouvert : le Yangzi en forme comme la tranche, les deux rives, au sud et au nord, en sont comme les pages. Et moi qui marche, qui arpente ces ruelles, c’est comme si je me promenais entre les lignes, parmi les mots. 

Traduction de Frédéric Dalléas

 

 

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