Signée Song Wei, cette œuvre en fibre de verre est assurément un burger à plusieurs étages, un de ces fameux « Big Mac » dont il se vend dans le monde 900 millions d’unités par an. Dans la ville de Wuhan (et ses environs) se trouvent une grosse vingtaine d’enseignes McDonald’s, et environ 3 500 sur l’ensemble du territoire chinois. Song Wei a sans nul doute avalé quelques-uns de ces sandwichs dans sa vie, expérimentant ainsi leur fondant caractéristique et leur ravageur mélange de gras, de sel et de sucre. Et il leur a rendu un hommage pop en tirant de leur physionomie molle et dodue une interprétation à la fois drôle et sophistiquée, rappelant l’esthétique d’Andy Warhol ou celle de l’incontournable Jeff Koons.

Les fines lamelles marron de steak haché, le fromage jaune et la salade ondulante d’un vert profond y apparaissent lustrées, rigides et structurées. Surtout, les tranches supérieure, inférieure et intermédiaire du sandwich accrochent le regard par leurs volumes extrêmement polis et riches d’un décor floral. Leur aspect, à l’évidence, évoque les porcelaines dites « bleu et blanc ». Ces objets, d’abord nés sous la dynastie Ming, dotés d’un raffinement extraordinaire, avaient fini par devenir, dans une version plus commerciale, des biens massivement importés par les Européens au xviiie siècle, par le biais des comptoirs coloniaux spécialement dédiés. L’histoire d’une mondialisation ancestrale en rencontre ainsi une autre, plus récente…

Élargissons la focale une minute et observons le champ de la création actuelle. On constate alors que McDonald’s et ses produits sont devenus un véritable lieu commun de l’art contemporain. Les œuvres qui en exploitent les sandwichs, la mascotte ou les établissements pour les détourner sont incalculables, selon une immense variété d’approches plastiques. Dans cette diversité, l’ambition demeure néanmoins assez homogène et rudimentaire : il s’agit d’en détraquer l’image convenue et appétissante. Prenons trois exemples : pour se moquer du christianisme, le Russe Alexander Kosolapov avait superposé en 2001 une effigie du Christ sur un placard rouge surmonté du logo bien connu du fast-food et avait écrit « Ceci est mon corps ». L’accueil dans son pays, resté très orthodoxe, fut glacial. Banksy avait, quant à lui, réalisé en 1994 un pochoir où le clown Ronald McDonald, en binôme avec Mickey, accompagne une petite fille. À la regarder de près, il s’agissait de celle qu’on voit hurler de douleur et d’effroi à la suite d’une attaque au napalm des Américains en 1972… Mickey et Ronald, eux, sourient allègrement en la tenant par les avant-bras comme des policiers. En 2016, Mathieu Malouf, dans une installation malheureusement passée beaucoup plus inaperçue, avait aligné à l’image des bataillons militaires 576 hamburgers aux tranches de pain colorées en vert : une espèce de gigantesque happy meal un peu moisi.

En matière de communication, la stratégie de McDonald’s consiste toujours à faire croire qu’il est un vecteur de concorde universelle, quelles que soient l’identité ou la génération de chacun, une sorte de lieu ultime du consensus, absorbant toutes les différences. « Venez comme vous êtes », disait ainsi le slogan à l’adresse de jeunes gens en quête de petits boulots ou de consommateurs de tout type. Précisément, l’œuvre de Song Wei joue habilement l’ambivalence entre un symbole bien connu des États-Unis, et plus généralement de l’Occident, et un artisanat qu’on apparente volontiers – et de façon un peu stéréotypée – à l’Extrême-Orient. Hybride, sa petite sculpture est elle aussi une incarnation du consensus, entre des antipodes géographiques, entre des époques éloignées, entre le populaire et le savant, l’humour et la préciosité.

On pourra toujours essayer de trouver à cette œuvre une charge critique sur la malbouffe ou le néo-impérialisme (et peut-être même était-ce l’intention de Song Wei). Pourtant, je crois que ce qui fait justement la plaisante singularité de ce burger aux faux airs de vase Ming, c’est qu’il échappe au lieu commun usé jusqu’à l’os de la diatribe anticapitaliste et qu’il y a en lui quelque chose qui magnifie vraiment, au premier degré, les sandwichs de McDonald’s. Non qu’il en fasse une propagande commerciale bêtasse, c’est plutôt une sublimation gratuite et un peu bizarre, de sorte que l’œuvre de Song Wei s’avère juste une espèce d’ovni artistique indigérable. 

 

Pour retrouver Song Wei et, plus généralement, l’histoire des plasticiens piratant les marques et les stratégies de communication, on peut lire l’excellent Art et pub de Mélanie Gentil (éditions Palette, 2015).

 

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