La première fois que j’ai mis les pieds à Wuhan, c’était en décembre 2011. Après seize heures de train depuis Pékin – le train à grande vitesse n’était pas encore en service –, j’ai compris pourquoi Wuhan était si célèbre pour sa météo peu clémente. Chaud et humide en été, froid et humide en hiver. Wuhan n’est pas équipée en chauffages, héritage d’une répartition maoïste du pays en fonction de la ligne Qin-Huai (la rivière Huai et les montagnes Qin) divisant la Chine entre un nord pourvu de chauffages centraux, et un sud qui n’y a pas droit. Je n’ai, durant cet hiver, jamais cessé d’avoir froid, ni jamais réussi à sécher complètement après avoir pris une douche.

Je suis arrivé à Wuhan sur la promesse d’une chanson, « Da Wuhan » (le Grand Wuhan), du plus célèbre groupe de punk chinois originaire de la métropole, SMZB (Shengming Zhi Bing, littéralement « la crêpe de la vie ») : « Voilà une ville punk – Wuhan ! On chante pour toi – Wuhan ! On a commencé à se révolter et à se battre à Wuhan ! Tout le monde trinque à ta santé ! »

Mon périple wuhanais a débuté à Wuchang, l’un des trois districts de cette immense ville industrielle, aujourd’hui connu pour abriter les principales universités de la ville, faisant du district l’un des plus jeunes et des plus pourvus en bars et salles de concert. Située au cœur de la ville, la rue Lumo s’étend sur plus de quatre kilomètres, elle débute à Optic Valley Square, une énorme place peuplée de centres commerciaux et perpétuellement en travaux, et se termine au nord sur le lac de l’Est, Donghu, près du jardin botanique. On retrouve tout au long de la rue de nombreuses universités, comme l’université Huazhong de science et technologie, d’innombrables wangba (cafés internet) ou des vendeurs de rue, proposant aux étudiants du riz sauté, des brochettes d’agneau ou des cous de canard, encas typiquement wuhanais.

C’est dans cette rue que se trouve le VOX Livehouse, la salle de concert underground la plus célèbre de la ville, passage obligé pour tout amateur de musique indépendante. Le fondateur, Zhu Ning, est une figure du rock wuhanais. Ancien batteur de SMZB et d’innombrables autres groupes de punk à cause d’une pénurie de batteurs au début des années 2000, Zhu Ning a décidé de participer au développement de la scène musicale wuhanaise en offrant un espace aux groupes pour répéter et se produire en toute indépendance. Les concerts de SMZB au VOX sont légendaires ; la salle, qui peut accueillir 1 000 spectateurs, est toujours comble et traversée de pogos incessants. « Voice of Youth, Voice of Freedom », annonce le logo du VOX apposé sur la porte d’entrée de la salle. Tout un programme.

Juste en bas du VOX, dans une minuscule ruelle, se niche le Wuhan Prison, le bar symbole de la contre-culture musicale wuhanaise, où j’ai passé la plupart de mes soirées, n’en sortant parfois qu’au petit matin, pour prendre un bol de nouilles « sèches et chaudes » (re gan mian) dans une échoppe proche, tenue par un mafieux local. Le bar est géré par Wu Wei, le chanteur légendaire de SMZB, que l’on retrouve quasiment tous les soirs, à quarante ans passés, accoudé au comptoir en compagnie d’un verre de Jameson. C’est ici que se retrouve tout ce que Wuhan compte de jeunesse alternative, des punks en passant aux hippies, rappeurs, fans de reggae ou de metal, et parfois même de jeunes étudiants et étudiantes de la prestigieuse université de Wuhan, venus s’encanailler le temps d’une soirée. Le nom du bar fait référence à une chanson éponyme de SMZB publiée en 2002 : « Je vis dans cette ville, j’ai l’impression d’être en prison ». Un sentiment d’oppression qui est aussi un appel à libérer la ville des contraintes politiques qui pèsent sur elle, comme le dira le groupe en 2008 : « Elle deviendra belle, elle sera libre, / Ce ne sera plus une prison pour l’éternité. »

SMZB et son chanteur Wu Wei sont sans conteste les figures les plus emblématiques du punk wuhanais, et plus généralement du punk chinois. Si Pékin revendique une forme de supériorité contre-culturelle – c’est le lieu de naissance du rock chinois dans les années 1980 –, la généalogie du punk chinois est une affaire contestée entre Pékin et Wuhan. Quand les premiers groupes punks de la capitale chinoise pouvaient mobiliser les ressources mises à leur disposition par les groupes de rock de la décennie précédente – salles de concert, instruments, lieux de répétition, labels, etc. –, les groupes wuhanais devaient inventer de nouveaux lieux et trouver, parfois de manière illégale, des moyens de se procurer l’équipement nécessaire à l’organisation d’un concert. Wu Wei se rappelle qu’en 1996, année de la création de SMZB, il devait négocier avec les gérants de karaoké de Wuhan afin de pouvoir y organiser des concerts de punk. L’opposition Pékin-Wuhan est aussi une affaire politique : alors que le punk de la capitale chinoise se préoccupe davantage de style, le punk de Wuhan est plus directement politique. Les groupes n’ont pas peur de s’en prendre aux autorités chinoises, de parler ouvertement du mouvement démocratique de 1989, ou de remettre en cause la figure de Mao.

SMZB n’est bien sûr pas le seul groupe punk de Wuhan. Au début des années 2000, toute une communauté se forme autour de Wu Wei, et une multitude de groupes se forme, comme Si Dou Le, Angry Dog Eyes, 400 Blows, Big Buns ou Disover. On peut d’ailleurs retrouver un grand nombre de ces pionniers dans les parages du Wuhan Prison. À côté du fameux bar, accolé au salon de tatouage Wuhan Prison Ink, se trouvait le magasin de fripes tenu par Hu Juan, l’ancienne bassiste de SMZB et ex-femme de Wu Wei. Un peu plus loin, dans la même ruelle, se tenait le Pizza and Love, pizzeria fondée par Zhang Hai, le chanteur de Si Dou Le. La légende veut que Zhang Hai ait réussi à ouvrir son restaurant après avoir revendu l’herbe qu’il était allé récolter dans la province du Yunnan…

Si l’on remonte la rue Lumo jusqu’au bout – ce qui ne prend qu’une dizaine de minutes en hélant l’un des nombreux minivans blancs faisant constamment l’aller-retour moyennant dix yuans –, on arrive alors dans le quartier de Donghu. Quelques kilomètres au nord du Wuhan Prison, véritable jungle urbaine où les buildings sortent de terre à une vitesse folle, se trouve le poumon vert de cette ville tentaculaire. Zone encore largement rurale, Donghu est aussi le lieu de résidence de nombreux punks, attirés par les loyers modérés et l’air relativement pur qu’on y respire. Mai Dian, ancien guitariste de Si Dou Le et de 400 Blows, y a installé son « Centre autonome de la jeunesse », plus communément appelé « Notre Maison » (Women jia). À l’image des squats punks, que Mai Dian a visités lors de ses tournées en Europe, Notre Maison est ouverte à toutes celles et tous ceux qui ont besoin d’un toit pour dormir, et propose des conférences, concerts, discussions ainsi qu’une librairie autogérée centrée autour des mouvements sociaux. Ces dernières années, Notre Maison s’est retrouvée au cœur de la lutte pour la sauvegarde de Donghu, zone écologique censée être protégée de la spéculation immobilière qui ravage Wuhan.

En 2011, un article du Southern Weekly révèle qu’une entreprise de construction a décidé, avec l’aval de la mairie de Wuhan, de construire un parc d’attractions sur les rives du lac de l’Est, et une série d’immeubles de luxe, mettant en péril l’équilibre de Donghu et de ses habitants les plus modestes. Mai Dian a ainsi organisé plusieurs réunions avec les habitants de Donghu, des artistes et des étudiants, afin de s’opposer au projet immobilier. Une manifestation est même prévue, avant que la police ne s’en prenne aux organisateurs, dont Wu Wei, qui se rend compte à cette occasion que son téléphone est mis sur écoute. Le scandale de la révélation de cette affaire a ralenti la destruction de Donghu, et les habitants de Notre Maison continuent de se mobiliser en montant des expositions et des performances artistiques autour de la sauvegarde du lac de l’Est.

La rue Lumo est le cœur de mon expérience de Wuhan. Je l’ai arpentée du nord au sud, à toute heure du jour et de la nuit. Passant du VOX au Wuhan Prison puis à Donghu dans la même soirée, retrouvant à chaque étape différents membres de ma famille d’adoption. Trinquant à la santé de Wuhan et à un avenir radieux, où elle ne ressemblerait plus à une prison. 

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