En quoi l’antisémitisme se distingue-t-il du racisme ? Pourquoi la haine des Juifs n’est-elle pas soluble dans la haine de celui qui ne me ressemble pas ? 

Précisément parce que le terme de race présente l’avantage de différencier radicalement l’autre de moi-même selon des critères apparents. Qu’il ne renvoie à aucune réalité biologique ne change rien à l’affaire, puisqu’en termes de racisme, c’est l’habit qui fait le moine : nul besoin d’être scientifique pour constater que l’Africain ne s’apparente pas au Caucasien – manière politiquement correcte de signifier que le Noir n’est pas Blanc. 

L’antisémitisme est plus retors. Tandis qu’il suffit au raciste d’ouvrir les yeux pour s’assurer que l’autre, ce n’est pas lui, l’antisémite ne trouvera aucun secours dans la palette chromatique pour nommer celui qu’il exècre. À la haine de l’altérité s’ajoute donc l’angoisse de ne pas la reconnaître : « L’antisémitisme s’adresse à un autre imperceptiblement autre, analyse Vladimir Jankélévitch ; il exprime l’inquiétude que le non-juif éprouve devant cet autre presque indiscernable de lui-même, le malaise du semblable vis-à-vis du presque semblable » (Quelque part dans l’inachevé). Dans ce « presque » se loge l’impossibilité de détester en paix, le point de bascule de la haine vers la folie. « L’antisémite déchiffre, soupçonne et débusque, il est par excellence celui qui déjoue le secret », obsédé par « le caractère fuyant, contestable, indéterminable de cette différence dont il s’est fait le dénonciateur fanatique et maniaque ».

Qu’on lui demande sur quoi repose cette différence, il sera bien en peine de la nommer. Une religion ? Pas toujours. Une culture ? Pas si simple. Une race ? Inepte. Un caractère ? Indémontrable. Où est le mal ? Qui est la proie ? C’est mal poser la question. Peu importe l’ennemi : ce que l’antisémite cherche avant tout, c’est à se définir lui-même. « L’antisémitisme est un choix libre et total de soi-même, une attitude globale que l’on adopte non seulement vis-à-vis des Juifs, mais vis-à-vis des hommes en général, de l’histoire et de la société », écrit Sartre dans ses Réflexions sur la question juive. C’est dire combien, loin d’être une opinion, l’antisémitisme est une passion qui donne lieu à une véritable conception du monde dictée par la jalousie, la mauvaise foi et surtout, la médiocrité : l’antisémitisme, c’est « un snobisme du pauvre ». 

En d’autres termes, si le Juif n’existait pas, l’antisémite l’inventerait. On peut certes reprocher à Sartre de ne considérer le Juif qu’à travers l’œil de son ennemi. Mais cette méthode présente l’avantage de définir l’antisémitisme comme un processus qui consiste à transformer les coupables imaginaires en victimes réelles. Or, contrairement aux apparences, la même logique est à l’œuvre dans le racisme sous toutes ses formes – misogynie et homophobie inclus. Qui mieux que Philip Roth dans La Tache a su montrer que le racisme fonctionnait selon ce même mécanisme, en inventant Coleman Silk, un personnage Noir qui ressemble à un Blanc et qui, pour cette raison, se voit injustement accuser de racisme anti-noir ? 

Qu’elle s’appuie sur l’objectivité d’une différence ou sur son fantasme, la haine est toujours un bras d’honneur au réel.  

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