Israël aspire à deux choses contradictoires : il veut être comme tout le monde et être à part.

Renan

 

Tu es content ! tu es content !
Ton nez est presque droit, ma foi !
Et puis tant de chrétiens ont le nez un peu courbe !

Tu es content ! tu es content !
Tes cheveux frisent à peine, ma foi !
Et puis tous les chrétiens n’ont pas les cheveux raides !

Tu es content ! tu es content !
Tu n’es presque plus dolichocéphale !
Et puis quelques chrétiens n’ont pas la tête ronde !

Tu es content ! tu es content !
Tu tiens ton visage presque impassible !
Et puis bien des chrétiens ont la face mobile !

Tu es content ! tu es content !
Tes épaules, tes bras gesticulent à peine !
Eh ! parfois des chrétiens parlent avec leurs mains !

Tu es content ! tu es content !
Les chrétiens te prient à toutes leurs fêtes !
Tu sais t’y tenir presque aussi mal qu’eux !

En habit, en tennis, en smoking, en jaquette
Tu y sais bien glousser : « délicieux », « admirable »
Avec le même chic que le dernier d’entre eux.

Tu es content ! tu es content !
Ils t’emmènent avec eux finir la soirée
Là où tous leurs plaisirs vont se terminer !

À pleines mains, à pleines bouches,
Ils s’amusent. Ils vont leur train,
Mais toi, que fais-tu dans ton coin ?

Que fais-tu dans ton coin, gauche et triste,
Plein de pitié, plein de mépris ?
Juif ! tu manques d’estomac !

Tant de souplesse, de contrainte,
Tant de fuites, pour en rester là !

Tiens-toi bien ; fais comme les autres ;
Ou l’on va rire de ton nez !

Et chasse donc ta brave vieille âme
Qui jusqu’ici vient te chercher.

 

Poèmes juifs 
© Albin Michel pour l’édition définitive de 1959

 

André Spire peut faire remonter l’arbre généalogique de sa famille au xviie siècle, et à une accusation antisémite de crime rituel par le parlement de Metz. Deux siècles plus tard, La France juive d’Édouard Drumont renouvelle le mythe d’un complot financier des Juifs, tandis que les pogroms font rage en Russie. De son propre aveu, le matérialiste André Spire, engagé dans des actions philanthropiques en faveur des ouvriers, n’avait pas pris garde à ses racines. Mais voici qu’en 1905, il publie Et vous riez ! dans les Cahiers de la quinzaine de Charles Péguy. Et s’engage dans le mouvement sioniste pour la création d’un État juif. Assimilation paraît d’abord dans Versets en 1908, avant d’être repris dans Poèmes juifs en 1919 puis 1959. Citoyen français épris des principes d’égalité et de liberté de 1789, André Spire refuse néanmoins de cacher son « âme juive ». Il faut relire ses essais et ses vers libres à la rythmique quasi scientifique. Ils conservent de leur actualité pour sa communauté certes, mais aussi, dans leur questionnement d’une double identité, pour les musulmans de France. 

 

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