Il paraît que les Esquimaux distinguent plusieurs niveaux de blanc là où nos yeux d’Occidentaux ne voient qu’une seule couleur. En Chine, les Pékinois font désormais de même avec le ciel au-dessus d’eux et distinguent entre bleu « olympique », bleu « APEC » et dernièrement bleu « défilé ». Évidemment, il s’agit là d’une pointe d’humour sur les réseaux sociaux locaux en référence aux grands événements pour lesquels le Parti impose la fermeture des usines polluantes pour assurer un ciel dégagé sur la capitale. 

De l’humour, certes, mais qui en dit long sur la manière dont les Chinois perçoivent les problèmes environnementaux dans leur pays et surtout la gestion qu’en ont les autorités. Car dans l’Empire du Milieu, si le second degré est permis, il est nettement plus dangereux de chercher à exposer l’ampleur des dégâts comme l’a prouvé cette année la censure radicale du documentaire Under the Dome de la journaliste Chai Jing. Une enquête visionnée par plus de 100 millions de personnes en quelques jours sur la toile locale via le site du très officiel Quotidien du Peuple avant de disparaître brutalement. 

L’ancienne présentatrice de la télévision centrale ne faisait pourtant que reprendre ce que tout le monde sait : la qualité de l’air dans les zones urbaines et industrielles du pays est devenue si mauvaise qu’elle génère une explosion des maladies respiratoires, en particulier pour les jeunes enfants et les seniors. De fait, à l’hôpital de Dongzhimen, au cœur de la capitale, le service des maladies respiratoires enregistrait une impressionnante augmentation de 25 % des consultations entre 2010 et 2013. Par ailleurs, une récente étude américaine présentée par l’ONG PLOS, spécialisée dans la publication d’articles scientifiques, et reprise par le Washington Post estime à 1,6 million le nombre annuel de morts liées à la pollution de l’air, ce qui représente 17 % du total des décès prématurés dans le pays. 

Le « crime » de Chai Jing n’est pas tant d’aborder frontalement le problème de la pollution, mais plutôt de désigner des coupables potentiels, en l’occurrence les grands groupes étatiques de l’industrie pétrochimique comme Sinopec et PetroChina. Dans la Chine de l’omnipotent président Xi Jinping, la répression touche non seulement la dissidence politique, mais aussi toute forme de critique venue de la société civile. Seul le Parti a le droit de pointer du doigt des responsables. 

La même logique est à l’œuvre avec la récente explosion chimique à Tianjin, les informations sont verrouillées, les critiques censurées et les coupables limités aux responsables locaux et aux dirigeants des entreprises impliquées. Pourtant partout dans le pays, les règles de sécurité nationales sont bafouées, les zones d’habitation poussent à quelques centaines de mètres des complexes industriels, les limites de stockage des produits dangereux ne sont pas respectées… 

À la décharge des autorités chinoises, mettre à niveau les industries les plus polluantes, se détourner du charbon (70 % du mix énergétique) ou encore faire réellement appliquer les normes environnementales reviendrait à mettre au chômage des dizaines de millions de personnes. Et à entamer les avantages compétitifs du pays en termes de production. Ainsi le ministère de la Protection de l’environnement chinois vient tout juste de révéler que pour la seule ville de Tangshan (7 millions d’habitants), dans la province du Hebei qui concentre les industries lourdes, la facture du contrôle de la pollution s’élève à pratiquement 5 milliards d’euros sur les deux dernières années, soit 5,7 % du PIB de la ville en 2014. Pour les dix jours du sommet de l’APEC [l’organisation de coopération économique de la zone Asie-Pacifique qui rassemble 21 États], en novembre 2014, les autorités ont imposé la fermeture totale des usines polluantes de cette ville, située à proximité de la capitale. Selon le ministère, le montant des pertes liées à cette mesure s’élevait à plus de 1,4 milliard d’euros. 

Des chiffres qui donnent le tournis à l’échelle d’une seule ville et qui expliquent que même le puissant Parti communiste chinois n’ose pas prendre de décisions drastiques au vu des conséquences sociales immédiates que cela impliquerait. -D’autant que les impacts sanitaires et économiques des dégâts environnementaux, même s’ils se font déjà sentir, ne seront pleinement visibles qu’à moyen terme.

Le pouvoir chinois joue donc la montre en laissant le soin aux générations futures de gérer la catastrophe écologique qui ne manquera pas de poindre sous le dôme asphyxiant entourant les mégapoles urbaines – des agglomérations où les vagues de brouillard grisâtre rythment désormais le quotidien. 

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