Vous soutenez que le terrorisme russe a ouvert la voie au terrorisme islamiste. Dans quelle mesure ? 

Le terrorisme moderne est né en Russie il y a exactement un siècle, sous le règne de Nicolas II, dernier tsar de Russie. Il est alors incarné par les anarchistes, les socialistes radicaux – maximalistes et autres – et les bolcheviques, avant qu’ils ne prennent le pouvoir et ne fondent leur État soviétique. Pour la première fois dans l’histoire du terrorisme, on est passé de l’assassinat politique ciblé à des attaques visant de simples citoyens, systématiquement et en masse. Les bombes ont commencé à exploser dans des églises, dans la rue ou sur des marchés. On ne visait plus uniquement un dirigeant ou un personnage public, on cherchait à détruire la vie. C’est exactement l’objectif de l’État islamique aujourd’hui. 

En quoi l’histoire des bolcheviques peut-elle éclairer celle de Daech ? 

L’expérience de l’État islamique ressemble beaucoup à celle de ce groupe terroriste russe, notamment dans sa relation avec Al-Qaïda. À l’origine, bolcheviques et mencheviques formaient un seul et même parti. Lorsqu’ils se sont séparés en 1903, ce n’était pas pour une raison idéologique – tous étaient des disciples de Karl Marx – mais plutôt pour une question de tactique. Lénine, le leader des bolcheviques, voulait prendre le pouvoir, quitte à s’éloigner pendant quelque temps du marxisme pour mieux y revenir. Les mencheviques, eux, n’étaient pas prêts à en faire autant. La même chose s’est produite entre Daech et Al-Qaïda. Les deux groupes terroristes avaient la même idéologie, mais le second n’a pas eu le courage de proclamer le califat.

Quelle leçon peut-on tirer de l’expérience russe ?

L’histoire montre que notre priorité absolue devrait consister à empêcher les djihadistes de mettre en place un régime. Il faut comprendre qu’à chaque fois que des terroristes accèdent au pouvoir, on voit apparaître un État totalitaire dont la particularité est de diviser sa population en deux parties. La première, tuée ou réduite en esclavage, est éliminée. En Russie, il s’agissait de la bourgeoisie, tandis que Daech vise les minorités dites « hérétiques ». La seconde partie de la population, elle, sert à éliminer la première et à renforcer l’État. Dans les deux cas, cela consiste invariablement à détruire l’humain en tant que tel, qu’il s’agisse d’une destruction physique ou psychologique. 

Les terroristes russes ont été les premiers à créer un État : l’Union soviétique. Le Hamas a suivi et maintenant, c’est Daech.

Les terroristes partagent-ils tous le même schéma psychologique ?

Absolument. Qu’ils soient bolcheviques, talibans, djihadistes, ils sont tous des destructeurs et n’ont aucun scrupule à mettre momentanément de côté leur dogme ou leur religion pour atteindre leurs buts. Quoi qu’ils construisent, c’est pour détruire. La plupart sont conscients du fait qu’ils haïssent la vie. Certains le disent d’ailleurs ouvertement. Ils le disaient déjà il y a un siècle, en Russie.

Quelle est la particularité du terrorisme aujourd’hui ? 

Sa particularité, c’est de s’attaquer aux enfants et aux jeunes. Tout au long du xxe siècle, on a assisté à une montée en intensité des attentats contre les populations. L’attaque du 11 septembre 2001 a constitué un point culminant pour le terrorisme moderne. Comment continuer à terroriser après un attentat aussi spectaculaire et dramatique ? L’une des règles du terrorisme étant de ne jamais s’arrêter de répandre la terreur, il a fallu trouver une nouvelle manière qui soit aussi efficace. En ciblant les enfants, les terroristes s’attaquent à la dernière valeur stable de nos sociétés postmodernes, dont la particularité est de remettre constamment toutes les autres valeurs en question. Quand un Juif est attaqué, par exemple, on pourra toujours blâmer les choix faits par Israël. Avec les enfants et les jeunes, il n’y a plus d’excuses. Les terroristes s’attaquent à ce qui a le plus de valeur, ce qui est universellement sacré, ce qui unit la société qu’ils cherchent à détruire. 

La postmodernité, comme vous venez de la définir, peut-elle expliquer l’essor du terrorisme islamiste ? 

La postmodernité pose le problème de la crise identitaire, en alimentant l’idée qu’il n’existe pas de vérité universelle, que chacun détient son propre système de valeurs, et que le bon, le bien et le beau dépendent des points de vue. Les terroristes se servent de l’instabilité engendrée par cette manière de penser et de l’absence de racines des jeunes postmodernes pour recruter. 

Tout citoyen postmoderne n’est pourtant pas prêt à mourir pour une idéologie, aussi déraciné soit-il. Comment en viennent-ils à accepter de rejeter à ce point la vie ? 

Convaincus de leur faiblesse en tant qu’individus, ils veulent adhérer à un organisme et en devenir la cellule. Car si cette cellule meurt, l’organisme continuera de vivre. C’était déjà dans l’esprit des bolcheviques : l’humain seul n’est rien car il va mourir, mais, s’il fait partie d’un organisme, il peut être immortel. Cette idée utilisée par les terroristes l’est aussi par les États totalitaires. Le psychiatre américain Robert Lifton s’est intéressé au cas des docteurs nazis. Comment des médecins, qui avaient prêté le serment d’Hippocrate, ont-ils pu soudainement utiliser leurs connaissances pour torturer et tuer ? Réponse : en déplaçant le curseur de l’individu vers le groupe. L’objet des soins dans l’optique de ces médecins n’était plus un être humain mais une nation, l’Allemagne nazie, malade car infectée par la bactérie juive. C’est cela, la culture de la mort : faire de l’être humain autre chose que ce qu’il est, c’est-à-dire un être vivant. C’est l’utiliser et détourner son humanité pour servir une idéologie. 

Nos sociétés, au-delà des instances politiques, ont-elles un rôle à jouer dans la lutte contre le terrorisme ? 

Je crois que chaque personne, quelle qu’elle soit, a un rôle à jouer. Dans nos cultures, les individus ont tendance à prendre leurs droits pour acquis et à balayer les responsabilités. Or l’humain a besoin de se sentir responsable pour que sa vie ait un sens. Responsable des autres et du groupe auquel il appartient. Je crois qu’il faut recréer des liens, comme les arbres ont des racines. Sans ces liens, les hommes ne peuvent ni se construire ni grandir. Chaque personne peut renforcer la vie autour d’elle pour lutter contre ces nihilistes que sont les terroristes. Nos enfants ont besoin de savoir que la vie a du sens et qu’ils ont la responsabilité de lui en donner. Leur enseigner cela serait déjà une manière de lutter. 

Vous résidez à Jérusalem. Comment vit-on dans un pays constamment menacé par des attaques meurtrières ? 

Je trouve la force et la sérénité dans mon identité. Pour les juifs, la vie est tellement sacrée qu’ils échangent les corps de leurs soldats morts contre des prisonniers terroristes. Tout parent dont l’enfant est sous les drapeaux sait que, dans ce pays, chaque humain est précieux. Voilà pourquoi je me sens protégée. Je fais partie d’une culture pour laquelle ma vie est importante. Mais, en réalité, c’est plus que ça : c’est ce sentiment de responsabilité que vous avez par rapport à votre terre et aux hommes autour de vous. Je vous parlais justement de racines... 

Mon anxiété s’efface quand une question tout autre vient prendre sa place : quelle devrait être ma contribution ? Je suis moi-même issue de tant de cultures différentes : Juive née en Russie, citoyenne américaine, ayant passé beaucoup de temps en France et habitant désormais en Israël. J’ai pris part à ce phénomène de multiculturalisme pendant si longtemps. Moi qui ignorais tout du judaïsme, j’ai réalisé, au milieu de toute cette interculturalité, ce que signifiait réellement être juive : faire partie du peuple juif, vivre en terre juive – sans laquelle les juifs ne peuvent être une nation – et respecter les traditions religieuses juives. Trouver son identité est tellement plus fort que la peur. En France, les mots « patriotisme », « nationalisme » et « religion » sont presque des gros mots. C’est triste ! Il est vrai qu’en Europe, ces concepts ont été entachés et détournés de nombreuses fois, notamment à l’occasion de deux guerres mondiales et de la Shoah, mais cela ne signifie pas qu’il faille jeter le bébé avec l’eau du bain. Lorsque les citoyens voient que leur identité nationale est niée, cela les décourage d’être ce qu’ils sont et détériore leurs sentiments d’appartenance et de responsabilité, lesquelles fonctionnent comme un couple. La négation de soi affaiblit les êtres et les prive des forces nécessaires face à ceux qui menacent leurs vies.

La sécurité et la démocratie sont-elles compatibles ? 

Je le crois. En Israël, nous ne sommes pas plus contrôlés qu’aux États-Unis, où la sécurité est d’ailleurs bien plus renforcée. Quand ils sont fouillés, les Israéliens sont reconnaissants même si ça les met en retard ou que cela porte atteinte à leur « espace privé », expression à la mode ces derniers temps. Ils ont conscience que ces mesures de sécurité peuvent sauver une vie. Pour eux, la vie a une importance primordiale, qu’il s’agisse de la leur ou, à un degré identique, de la vie de ceux qui les entourent. C’est, en réalité, un commandement de la Torah : « Tu choisiras la vie. »  

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

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