SIDI MOUMEN (MAROC). Serrée contre son père, Marwa se faufile entre les vieilles voitures et les carrioles tirées par des ânes. Chaque après-midi, la fillette de 12 ans parcourt les rues encombrées de son quartier pour se rendre au centre culturel. Elle y prend des cours de danse, de chant, de piano et de théâtre en langue française. « Je l’accompagne toujours, précise Hassan, une casquette anglaise vissée sur la tête. Je ne veux pas qu’elle marche seule dans la rue, le quartier reste dangereux. » Treize ans après les attentats de Casablanca, Sidi Moumen a bien changé mais sa mauvaise réputation a la vie dure. 

Années 1990. Situé à une dizaine de kilomètres du centre-ville, le quartier n’est qu’un immense bidonville oublié des autorités. À l’école, un fléau surgit : l’extrémisme islamique. Dans la classe de Saïd El Kaoukaji, professeur d’anglais, des jeunes refusent de travailler sur les textes de chansons américaines, « parce que pour eux, c’est impie ». Dans la rue, des hommes s’improvisent gardiens de la vertu et prennent l’habitude de demander aux couples leurs cartes de mariage. Lentement, les fondamentalistes prennent le contrôle de Sidi Moumen… Jusqu’en 2003. 

Marwa était à peine née, mais elle connaît bien l’histoire. Le soir du 16 mai, vers 22 heures, quinze kamikazes se donnent la mort à cinq points différents du centre-ville de Casablanca. Parmi eux, douze sont des jeunes de Sidi Moumen. Le Maroc est stupéfait. « La menace était pourtant claire, lâche Saïd El Kaoukaji, dont quatre élèves ont été interpellés après les attentats. Mais personne n’a rien fait. » 

Sidi Moumen sort brutalement de l’anonymat et attire l’attention des pouvoirs publics. Pour déradicaliser le quartier, il faut le reconnecter au reste de la ville. Un plan est adopté et mis en œuvre. En 2007, 13 000 familles issues de trois bidonvilles sont relogées dans des bâtiments en dur. Quelques années plus tard, la construction d’un tramway donne la possibilité à 460 000 habitants de rejoindre le centre-ville, que la plupart des jeunes n’ont encore jamais vu. Des mesures indispensables qui seraient restées vaines sans la troisième étape du désenclavement : l’accompagnement de la société civile. 

Associations, maisons de quartier et centres culturels se multiplient afin de tirer les jeunes de la rue en leur offrant « une alternative à la violence et à la dérive ». Au total, 800 organisations s’implantent dans ce secteur déshérité de 32 km2. Les Étoiles de Sidi Moumen est l’un des cinq centres culturels fondés après les attentats. « Le rôle des autorités est d’assurer la sécurité, tranche Sophia Akhmisse, la jeune directrice du centre. À nous d’ouvrir le dialogue avec les jeunes. C’est notre rôle. » Niché entre la ligne du tramway et la mosquée, le centre se dresse sous la forme d’un bâtiment blanc décoré d’un oiseau multicolore peint par les enfants. Le rythme de percussions qui s’échappe des fenêtres grandes ouvertes accompagne l’appel à la prière. 

Né de la rencontre entre l’écrivain Mahi Binebine et le réalisateur de Much Loved, Nabil Ayouch, le centre a pour vocation d’accompagner le désenclavement du quartier. « C’est une chose d’avoir le tramway, explique Sophia Akhmisse, encore faut-il que les jeunes osent monter dedans. » Depuis son ouverture en octobre 2014, l’objectif du centre culturel est clair : fabriquer du lien social. « Croire que seule la précarité est en cause dans la radicalisation des jeunes est un leurre, estime Nabil Ayouch. La plupart de ceux qui partent en Syrie aujourd’hui sont éduqués et ont un travail. » Le réalisateur franco-marocain, qui est né et a grandi à Sarcelles, sait combien la présence d’un lieu de rencontre et de formation pour les jeunes est indispensable dans un quartier défavorisé. Lui-même en a fait l’expérience : « Ce qui m’a sauvé, c’est l’école et le forum des Cholettes. J’y ai appris à danser et à chanter dans une chorale. J’ai eu accès à une bibliothèque et une médiathèque. C’était exactement comme ici : un lieu pour se connecter. » 

Cet après-midi, Marwa se rend au centre culturel. Après une semaine de cours intensifs, les enfants présentent leur spectacle de hip-hop à leurs parents. Le chorégraphe français Abou Lagraa a piloté cette master class : « Je voulais faire comprendre aux enfants que l’on peut être à la fois danseur et musulman, qu’il est possible de montrer le corps de la femme avec pudeur. » Une conviction difficile à partager pour certaines mères. L’une d’entre elles a même franchement exprimé son inquiétude. « On a discuté, explique Abou Lagraa, et elle a fini par me faire confiance et accepter l’idée que sa fille participe au cours. Regardez toutes ces mères qui sont venues ce soir, regardez comme elles sont fières ! » poursuit-il en se tournant vers la salle où des dizaines de femmes voilées applaudissent.

Le lieu serait-il propice aux miracles ? Un an avant la fondation du centre culturel, Nabil Ayouch était venu y projeter son film, Les Chevaux de Dieu, une fiction inspirée de l’histoire des kamikazes de Sidi Moumen. Le bâtiment, laissé à l’abandon, avait été mis à disposition par la ville. « On a emprunté des chaises dans l’école de l’autre côté de la rue », raconte le cinéaste. Sans grand espoir, il avait convié les familles des victimes et celles des terroristes à venir voir le film. « La mère et le frère d’un kamikaze sont venus, se souvient-il avec émotion. Le symbole était fort, on ne pouvait pas s’arrêter là. » 

Le centre culturel Les Étoiles de Sidi Moumen est financé sur fonds d’État, ainsi que par des mécènes, dont la Fondation BNP Paribas, via son programme international « Dream Up ».

Vous avez aimé ? Partagez-le !