Quel est votre bilan de la Ve République ? 

Charlotte Girard : La Ve République est manifestement en bout de course. La Constitution de 1958 ne permet plus à la société d’être consentante. L’actualité l’illustre chaque jour : le consentement, y compris à l’autorité, n’est plus possible avec cette Constitution. Permettez-moi de citer Lénine, pour une fois : « L’état de crise, c’est quand en haut on ne peut plus et qu’en bas on ne veut plus. » C’est ce qui se passe.

Marcel Morabito : Ma vision est plus nuancée. Le problème que nous vivons n’est pas d’ordre institutionnel mais d’ordre politique. La Constitution de 1958 a apporté la stabilité gouvernementale. C’est une vertu que peu de républiques avant la Ve ont réussi à atteindre. Elle a aussi fait preuve de souplesse et c’est plutôt une qualité.

Cela étant, je note essentiellement un déficit de confiance envers les représentants. Ce n’est pas un problème de texte, mais de pratique. Après le général de Gaulle, après 1969, les présidents se sont proclamés responsables alors qu’aucun n’a mis en jeu sa responsabilité. Nous nous sommes donc installés dans une pratique typiquement monarchique sans que la Constitution en soit responsable. Si la Constitution était appliquée à la lettre, ces problèmes ne se poseraient pas.

Pouvez-vous préciser cette notion de responsabilité et comment la faire jouer ?

Marcel Morabito : De 1958 à 1969, nous avons connu une pratique que nous avons qualifiée de césarienne, de bonapartiste. Elle avait le mérite d’amener à consulter le peuple selon la gravité des décisions à prendre. Il y a eu des référendums sur l’autodétermination, sur la ratification des accords d’Évian, sur la révision constitutionnelle de 1962, et puis celui d’avril 1969 qui pousse le général de Gaulle à tirer les conclusions de son résultat négatif en démissionnant, fidèle à son interprétation de la Constitution. C’est un acte qu’aucun homme politique après lui n’est visiblement capable de faire. Il y a eu un divorce avec les électeurs. Le marqueur de la République, c’est la responsabilité. L’autorité sans la responsabilité est un binôme caractéristique de la monarchie. 

Charlotte Girard : Je partage votre description historique et le constat que le général de Gaulle aura été le seul capable de faire bon usage de la Ve République, mais j’en conclus que le danger est immense. Du reste, rappelez-vous la déclaration de De Gaulle en 1962 sur la fonction présidentielle : « Le reste dépendra des hommes. » Sous-entendu, la Ve République fonctionne tant que je suis là, et après moi il faudra un texte fort qui permette à d’autres qui n’ont pas ma stature de la faire fonctionner correctement. Le risque redouté s’est concrétisé. Aucun de ses successeurs n’a été en mesure d’assumer la responsabilité politique qui est la contrepartie des grands pouvoirs que confère la Ve République au chef de l’État. Mais il y a aussi un problème de texte car, enfin, il est écrit que le président de la République n’est pas responsable politiquement des actes qu’il accomplit en cette qualité.

Pensez-vous que nous subissons une crise de la démocratie représentative ? Une crise de régime ou du système politique ?

Charlotte Girard : La crise est avérée dans toutes ces dimensions. Ce n’est pas seulement une crise de régime. C’est aussi une crise politique. Et une crise économique et sociale qui aggrave et démultiplie les insuffisances de l’organisation institutionnelle de cette République. Nous sommes face à un syndrome multi-crises : elles s’ajoutent les unes aux autres en un cocktail explosif. Le pouvoir, qui en démocratie revient normalement au peuple, a été confisqué. Et dans le même temps, le peuple a été maintenu dans un état social et économique tragique. À la dépossession économique du peuple, on ajoute une dépossession politique. Cette alliance-là est catastrophique. Le risque, c’est celui de l’autoritarisme.

Marcel Morabito : Revenons sur ces trois aspects : institutionnel, politique et économique. Sur ce dernier plan, le poids de la France est de 2 % du PIB mondial. C’est dire que l’évolution économique mondiale, en très grande partie, nous échappe. Nous ne pouvons pas vivre totalement retirés du monde, de l’Europe. Sur le plan institutionnel, la souveraineté nationale appartient au peuple, le peuple l’exerce par les élections ou par référendum, nous dit l’article 3. Voilà le postulat. Il est juridiquement incontestable. Cela dit, la véritable question se pose sur le plan politique. Il y a une faillite des partis classiques, qui n’est pas seulement hexagonale du reste. Redonner confiance suppose que soit établi un véritable statut de l’élu. C’est un problème politique et non constitutionnel à proprement parler. C’est le talon d’Achille de notre démocratie.

Pouvez-vous tous les deux préciser ce que vous entendez par statut de l’élu ?

Charlotte Girard : L’idée générale qui se cache derrière cette expression, c’est que chacun puisse accéder à un moment de sa vie à un mandat électif s’il le désire. Ce statut aurait pour vocation de garantir la représentativité de tout le corps social et notamment des femmes parmi les élu(e)s. Aujourd’hui, la sociologie politique montre que ceux-ci sont issus d’une infime minorité du corps social. Il s’agit aussi de permettre à l’élu de réintégrer plus facilement son univers professionnel en fin de mandat de manière à donner une réalité à la règle de non-cumul. 

Marcel Morabito : Cela va de pair avec la moralisation de la vie politique. La loi de 2013 sur la transparence ouvre la voie, à la suite de la commission Jospin de 2012. La probité est en effet une vertu indispensable en politique. Il est impensable d’entendre qu’un ministre en charge du budget ne paye pas ses impôts, qu’un autre éprouve une « phobie administrative ». C’est inacceptable.

Intégrez-vous la défiance envers les élites politiques et médiatiques dans vos constats ?

Charlotte Girard : Bien sûr. Cela participe de la crise de la représentation sur trois plans : les élus, les fonctionnaires et les journalistes. On repère des dysfonctionnements à travers la défiance à l’égard des médias, qui est majeure. Elle se traduit par le développement de théories du complot et celui des réseaux sociaux qui constituent en partie un système de contournement des médias pour s’informer. Vous avez aussi la défiance à l’égard de l’administration et de l’État qui se traduit par l’agression des forces de l’ordre, la contestation de la justice, de l’enseignement. Ce qui revient à la contestation de l’autorité.

Marcel Morabito : Je prendrai la question de manière différente. Lorsque vous considérez l’histoire de la Ve République, la montée en puissance des médias et le rôle croissant de la justice sont probablement les deux phénomènes majeurs qui ont modifié les perceptions politiques. Pour la justice, il y a le rôle du Conseil constitutionnel bien entendu, mais aussi le besoin de plus en plus vif d’éthique. Ce besoin de justice correspond à un besoin social. De la même manière, les médias prennent une importance incontestable. Du coup, faire de la politique impose de passer par les médias. Avec le risque que l’image prenne le pas sur le contenu. Il n’en demeure pas moins qu’il faut tenir compte de ces données. Quelle que soit notre position, nous n’avons pas le droit de remettre en cause le rôle de la justice ou celui des médias, qui sont nécessaires et positifs.

Charlotte Girard : C’est malheureusement ce qu’ont fait des candidats dans cette campagne présidentielle. Ce qui en dit long sur ce que ces gens ont intégré en matière de responsabilité et de conceptions morales. Ils se sentent hors d’atteinte. Ce sont des prétendants à la fonction présidentielle dont on a l’impression qu’ils ont adopté par anticipation le statut qui leur permettra d’échapper à la loi commune.

Charlotte Girard, vous prônez une VIe République. Quels en seraient les principes ?

Charlotte Girard : Pour vous répondre, il faut prendre au sérieux ce que l’on vient de dire dans ce débat. On part d’un diagnostic, il faut proposer des remèdes. Nous cherchons à remédier aux problèmes de la représentation et de la responsabilité. La première de nos propositions, c’est le droit de révoquer les élus en cours de mandat. On ne peut pas demander au peuple une onction tous les cinq ans ; il faut que les mandats confiés par le peuple soient susceptibles d’être remis en cause, à certaines conditions bien sûr. Nous ne sommes pas naïfs et nous savons qu’il peut y avoir des tentatives de pression, de déstabilisation. Mais sur le fond, il s’agit de pallier les effets pervers du tout-représentatif. 

Il faut aussi avoir un arsenal de mesures anticorruption, inscrire le non-cumul des mandats dans la Constitution, prévoir une motion de censure constructive. Ce sont des mesures que nous souhaitons privilégier dans le cadre d’une VIe République de la France insoumise. Parce que nous serions à égalité avec toutes les autres propositions de l’Assemblée constituante. Le fait même de mettre en œuvre une procédure constituante, c’est le moyen d’enclencher un processus vertueux. 

Marcel Morabito : Je ne suis pas favorable à une VIe République. Sur la méthode, en ce qui concerne l’Assemblée constituante, j’ai une inquiétude. En 1793, la Convention a réuni trois cents projets. On n’en a rien fait ! Et quand je lis que vous voulez recourir au tirage au sort pour recruter une partie des constituants, je frémis. Car rédiger un texte constitutionnel suppose un minimum de compétences. 

Venons-en au contenu. Remettre en cause la présidence de la République est politiquement risqué et constitutionnellement inutile. Risqué, parce que c’est l’institution qui mobilise actuellement le plus les Français. Quant à la révocabilité des élus, l’idée ne me choque pas, mais je rappelle que la nouvelle réglementation du non-cumul des mandats va très vite assurer un renouvellement de la classe politique. Évitons ce qui pourrait devenir de l’acharnement ! Pour avoir une classe politique, il ne faut pas complètement décourager ceux qui se destinent à la politique. Il importe de leur assurer un minimum de stabilité. Sur l’anticorruption, on ne peut qu’être d’accord. Il y a un sérieux effort à faire.

Charlotte Girard : L’Assemblée constituante que nous voulons sera représentative des territoires de notre pays. Il faut que le peuple soit bien représenté et cela suppose environ mille représentants. On métissera l’Assemblée avec des tirés au sort. C’est ainsi que nous reconstituerons la confiance disparue. C’est un processus réparateur du point de vue de la confiance et de la représentation abîmées durant toutes ces années. Ce que nous cherchons à faire, c’est réhabiliter le peuple en tant qu’acteur politique central.  

Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER