Que vous inspire l’affaire Fillon ? Que nous dit-elle de notre époque ?
L’affaire Fillon me paraît révélatrice d’une partie des contradictions du rapport de nos concitoyens à la politique. D’un côté, l’ampleur du mouvement de protestation montre que les temps sont révolus où les hommes politiques pouvaient tranquillement bénéficier de privilèges sans contrôle ni sanction. D’un autre côté, on mesure les limites de la volonté de moralisation du corps électoral au fait que François Fillon ne s’est pas effondré dans les sondages d’opinion, alors même que s’accumulent contre lui des révélations qui, dans des démocraties normalement constituées, auraient suffi à le disqualifier.
Comment l’expliquer ?
L’électorat de droite a, non sans cynisme et non sans risque, fait bloc autour de son représentant, considérant que l’essentiel était de gagner – et sans doute est-ce un mauvais calcul – et non pas d’honorer des valeurs et des principes contraignants. On peut donc se demander si la vague de dénonciation des privilèges abusifs des élus, qui est montée au cours des dernières années, n’est pas davantage l’expression d’une rage contre le système représentatif que l’expression d’un véritable souci d’assainissement des mœurs politiques.
Que voulez-vous dire quand vous dites « non sans risque » ?
Le maximalisme en faveur de Fillon pourrait fort bien tourner à la déconfiture du fillonisme… Sans doute est-ce explicable par le fait que l’offre politique présentée par Fillon correspond mieux aux attentes du noyau dur de l’électorat de droite que l’offre plus modérée et plus européenne incarnée par Alain Juppé.
Cette situation peut-elle avoir des conséquences sur l’élection présidentielle et plus largement sur nos institutions ?
Nous vivons vraiment une remise en cause extrêmement vigoureuse du système institué en 1962. C’est-à-dire du système majoritaire qui suppose un partage bipolaire de l’opinion à travers l’élection présidentielle et les élections législatives. Jusqu’à présent, la seule difficulté que la Ve République avait eu à surmonter, c’était la non-correspondance entre les résultats de ces deux consultations. On s’en était tiré en inventant diverses formes de cohabitation. Ici, la menace est plus profonde, car c’est la cohésion de chacun des deux camps qui est mise à l’épreuve. Et il est impossible de ne pas lier cette situation très nouvelle à un phénomène proprement politique qui est le retour, dans toute l’Europe et en France en particulier, de la division de la gauche.
Depuis 1945, nous sommes passés par trois phases. D’abord, la guerre froide et donc une division massive entre les staliniens et le socialisme démocratique qui a donné naissance à des gouvernements de concentration républicaine ou de troisième force – c’est-à-dire des alliances entre la gauche non communiste et les différentes formes de centrisme. Puis, à partir de 1962, Guy Mollet et François Mitterrand choisissent la voie de l’Union de la gauche alors même que nous sommes dans une période où les tensions Est-Ouest restent fortes. À ce moment-là, la gauche et la droite sont constituées comme des camps antagonistes et le centrisme d’intermédiation échoue. Troisième phase, issue de la fin de la guerre froide, de la mondialisation et de la montée d’une contestation plus ou moins trotskiste : à partir du milieu des années 1990, se reforme un clivage interne à la gauche extrêmement fort. On le voit en Allemagne avec Die Linke, en Grèce, en Espagne avec Podemos, en France. On le voit avec le livre de Viviane Forrester L’Horreur économique, le libelle de Stéphane Hessel, les Indignés, puis Mélenchon, les frondeurs… Et au Royaume-Uni avec le phénomène Corbin.
L’échec de Hollande, c’est d’abord son impuissance à combiner une politique économique cohérente avec une majorité politique de gauche. Il fallait choisir. Il a fait des demi-choix et il a été éliminé du jeu. Cette donnée est fondamentale dans la remise en cause de la bipolarisation issue de la Ve République. Le cycle ouvert en 1962 se referme.
Existe-t-il un parallélisme à droite ?
La crise existe aussi, qui sépare libéraux et jacobins, nationalistes et européens, mondialisateurs et protectionnistes. Tout tourne autour de deux alternatives qui n’en sont pas : sortir de l’euro ou y rester et la politique de l’immigration. Sur ces deux sujets, on peut développer des passions populaires, mais on ne peut pas opposer aux politiques en cours une politique radicalement différente. Donc l’unité de la droite paraissait pouvoir être maintenue. Mais c’était compter sans deux choses : l’affaire personnelle de Fillon, qui a agi comme un révélateur des tensions internes entre la droite nationale autoritaire et la droite sociale, libérale et européenne ; et d’autre part, un développement international de grande ampleur autour du Brexit, de l’élection de Donald Trump et de la fascination exercée par une personnalité comme Poutine.
Nous avons donc une droite et une gauche profondément divisées et un système, le fameux quadrille bipolaire, qui n’est plus capable de gérer de façon satisfaisante quatre forces politiques qui sont en réalité très indépendantes les unes des autres.
Serions-nous en train de vivre une désagrégation des institutions de la Ve République ?
Oui, car nous assistons à une contestation profonde des mécanismes de la démocratie représentative. La Ve République n’est pas en cause en tant que telle. D’ailleurs le phénomène est international. Cette crise de la démocratie représentative se traduit par une dénonciation des privilèges des élus. Idéalement, l’élu que souhaiteraient une bonne partie de nos concitoyens est un individu payé 1,6 fois le SMIC, ayant démissionné de son administration s’il est fonctionnaire et donc incapable de retrouver un emploi ultérieurement, interdit de tout cumul de mandat local et national et, pour faire bonne mesure, prié de ne pas conserver une fonction élective durant plus de deux mandats ! Le tout après avoir exposé publiquement l’ensemble de son patrimoine… Bon, si on estime avoir un personnel politique de qualité en termes de compétences et d’expériences sur ces bases, je crois qu’on fait erreur. Il y a derrière tout cela une véritable hostilité aux élus alors même que l’écart de revenus entre les élus et les maîtres du CAC 40 n’a cessé de se creuser au détriment des premiers au cours des vingt dernières années.
Que pensez-vous de l’interdiction du cumul des mandats ?
Je suis très hostile à l’interdiction du cumul des mandats dans le temps ! Les grands parlementaires ont acquis une expérience intellectuelle, juridique, scientifique au fil des années. Demande-t-on à un chirurgien de s’arrêter après huit ans de pratique ? C’est absurde. Certes, la politique n’est pas un métier, mais elle demande des compétences qui sont de même nature que celles d’un métier.
Comment surmonter cette crise ?
Il faut défendre la démocratie représentative de deux manières : moraliser en éliminant les abus – je pense aux écarts à la règle et aux détournements d’argent public qu’il faut sanctionner. On doit en même temps protéger les élus, leur permettre de travailler. Réhabiliter le pouvoir parlementaire.
Si aucune majorité ne se dégage aux législatives, risque-t-on une impasse institutionnelle ?
Je ne le crois pas. Dans le kamasutra des positions institutionnelles – président de gauche, majorité de droite à l’Assemblée ; président de droite, majorité de gauche ; cohabitation en fin de législature, ou au bout de deux ans – une chose n’a pas été expérimentée : la cohabitation ab initio. Ce serait la mise en place quasi immédiate de deux autorités de sens contraire, choisies de façon quasi simultanée, sans qu’aucune puisse se prévaloir d’un privilège politique sur l’autre. Les Français parachèveraient ainsi l’exploitation des différentes figures de la cohabitation.
Vous ne croyez pas à l’échec assuré d’un président sans majorité claire ?
Supposez Emmanuel Macron élu et une majorité de droite filloniste homogène à l’Assemblée. Cela ne marcherait pas trop mal. Le président dispose de grands pouvoirs, dont celui de dissoudre l’Assemblée. S’il prévoit une loi instituant la limitation du nombre de mandats, les parlementaires regarderont à deux fois avant de renverser le gouvernement. Dans cette configuration, Macron pourrait manœuvrer en décidant au cas d’espèce et en proposant des postes aux Républicains et aux centristes. D’autant que la droite aura un problème de leadership. Je vois encore une autre hypothèse. Que le président élu parvienne à créer une majorité absolue, une majorité présidentielle ressuscitant l’amalgame des armées révolutionnaires de 1793.
Que voulez-vous dire ?
Une majorité composée pour moitié de jeunes Marie-Louise, soldats imberbes et sans mémoire, et pour l’autre moitié de vieux routiers sociaux-démocrates et centristes. Ce cas de figure peut marcher.
À quelle référence du passé de nos institutions peut-on s’adosser pour comprendre la situation actuelle ?
Je rappelle que le modèle historique du gaullisme est celui du discours de Bayeux de 1946, lorsque le général de Gaulle propose que le président, supérieur aux factions, les rassemble toutes. C’est une utopie. Si vous êtes titulaire du pouvoir, c’est forcément pour ou contre vous que s’organise le jeu politique. Mais il faut se souvenir de cette matrice de Bayeux : le président est un fédérateur de plusieurs partis. C’était la vision de Jean Moulin. Pour lui, la légitimité du président venait de ce qu’il rassemblait tous les partis de la IIIe République. Aujourd’hui, la difficulté est la suivante : la majorité des élus de droite et du centre sont terrorisés à l’idée de voter Macron. Ils disent qu’ils le soutiendront, s’il est élu. Il n’aurait alors pas de difficulté à trouver une majorité. Quant à la VIe République, elle m’apparaît comme un mythe car je ne crois pas qu’en France les électeurs acceptent de renoncer à leur pouvoir d’élire le président ou à l’idée que le président élu ne soit pas le maître de la politique française.
Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER