À l’heure où nous écrivons, on le sait, aucun des candidats en position de gagner l’élection présidentielle n’est assuré de disposer d’une majorité pour gouverner, soit que son parti soit à peine sorti de l’œuf, ou en cours de fracturation, soit qu’il n’ait pas les forces requises pour s’imposer à l’Assemblée nationale. À ceux qui seraient tentés d’y voir une bonne nouvelle, une explosion en vol salutaire du vieux système bipartisan, non pas le retour plein de dangers aux aléas de la IVe République, mais l’occasion de voir advenir un nouveau paysage prometteur, on conseillera la prudence. Dans sa Note sur la suppression générale des partis politiques parue en 1950, la philosophe Simone Weil notait déjà que la plupart des responsables qui entendaient échapper aux étiquettes politiques partisanes étaient « seulement des hommes désireux de gouverner avec l’appui de partis autres que le leur ». Dans ce prétendu dépassement des clivages, elle voyait « une sorte de manquement à l’honneur », et cela quoiqu’elle militât pour sa part en faveur d’une abolition des partis, vus comme des facteurs d’aveuglement et de partialité indignes d’un esprit libre.

Il importe donc de ne pas se tromper sur le moment que nous sommes en train de vivre. Si les partis politiques tels que nous les connaissons sont en train de pourrir sur pied, il s’en faut de beaucoup que nous soyons émancipés des réflexes qu’ils imposent encore, et de la conception finalement infirme de la politique qu’ils ont inscrite dans les esprits. « L’influence des partis a contaminé toute la vie mentale de notre époque », écrivait déjà la philosophe, regrettant par là que nous ayons pris l’habitude face à tout problème politique de nous positionner « pour » ou « contre », de faire disparaître de notre horizon intellectuel les positionnements subtils, de prendre parti justement, plutôt que de veiller à n’occulter aucune des dimensions nécessaires à son approche.

Ce qui ne laisse pas d’impressionner dans ce texte réédité aujourd’hui par les éditions Climats, c’est de voir avec quelle radicalité Simone Weil tente d’y reposer la question politique. « Nous n’avons jamais rien connu qui ressemble même de loin à une démocratie, va-t-elle jusqu’à écrire. Dans ce que nous nommons de ce nom, jamais le peuple n’a l’occasion ni le moyen d’exprimer un avis sur aucun problème de la vie publique. » Ainsi, dans le meilleur des cas, le peuple a-t-il seulement la possibilité de choisir entre une poignée de personnes, opération dont tout le monde sait qu’elle se résume à se voir extorquer de simples chèques en blanc pour de longues années. 

Constamment invoquée dans le discours public, la démocratie s’est peu à peu entièrement vidée de son sens. Un pur fétiche, voilà ce qu’elle est devenue. Une égalité de droits formels constamment démentie par l’explosion réelle des inégalités de fortune, ce qui, prédisait Rousseau dans Du Contrat social, condamne infailliblement un régime démocratique à terme. C’est peu de dire qu’il y a quelque chose de profondément corrupteur à se réclamer sans cesse d’un idéal que l’on sait partout ouvertement bafoué. Au-delà de la question des institutions en train de péricliter, plus gravement que la menace que fait planer un système partisan en passe d’éclater, c’est bien cela notre vrai problème politique aujourd’hui : une démocratie qui n’est plus que de façade, et n’en finit plus de se désintégrer devant nous.